
La société ukrainienne critique l’agression dont elle est victime comme un nouvel épisode colonial, attribut de l’impérialisme russe. Pour les Occidentaux, la référence peut heurter. Mais penser cette guerre dans ces termes permet de réfléchir à l’après.
Volodymyr Zelensky, en visioconférence devant les chefs d’État de l’Union africaine, a sûrement pesé avec soin chacun des mots prononcés ce 20 juin 2022. L’ancien amuseur public est devenu un brillant communicant politique, qui cisèle chaque discours en fonction de son auditoire. « La Russie tente de conquérir notre terre, de transformer l’Ukraine en une colonie russe. » Délire impérialiste mal soigné, anti-occidentalisme forcené, mais aussi guerre coloniale, donc, de la Russie vis-à-vis de son voisin, affirme le président ukrainien.
Si la stratégie est évidente – utiliser la référence coloniale pour confronter ces dirigeants à leur propre histoire et faire peser la balance en faveur d’un soutien à Kyiv (Kiev) face à Moscou –, il ne s’agit pas seulement d’un artifice rhétorique de circonstance. La guerre menée par Moscou depuis le 24 février en Ukraine ressemble fort, pour la population sous le feu russe, au dernier soubresaut d’une très longue histoire de domination, qu’elle n’hésite plus à qualifier dans les mêmes termes que l’Algérie vis-à-vis de la France, l’Inde au regard du Royaume-Uni, le Congo face à la Belgique.
« Il y a entre la Russie et l’Ukraine toute l’essence du colonialisme », martèle Mykola Riabtchuk, directeur de recherche à l’institut d’études politiques et des nationalités de l’Académie des sciences d’Ukraine, qui développe dans un texte publié sur AOC une analyse plus ancienne, l’image d’une sorte de « cousinage » infernal et inégal entre les deux pays. « L’un des cousins est l’urbain, éduqué – ou prétendant l’être –, l’autre a grandi au village. Le premier développe une vision paternaliste, le second amuse par son folklore, ignorant de la vraie culture et réduit à s’exprimer dans un dialecte. » Un « Robinson et son Vendredi », demi-sauvage, turbulent mais nécessaire, qu’il s’agirait de mater coûte que coûte, poursuit le chercheur. (...)
Vue de France, l’analyse n’a rien d’évident, d’autant que l’histoire du monde post-soviétique a été racontée, le plus souvent, par les Russes seulement, nettement dominants dans le champ académique occidental, au détriment des représentants des républiques ex-soviétiques, Ukrainiens, Géorgiens, Kirghizes, Tadjiks... La Russie s’est par ailleurs employée avec constance à brouiller les pistes, Vladimir Poutine excellant dans l’exercice. (...)
le président russe contrevient non seulement à toutes les règles internationales sur la souveraineté des États, mais piétine surtout la tumultueuse construction de l’identité ukrainienne, achevée sous la forme nationale et revendiquée sans ambiguïté depuis l’indépendance du pays en 1991. (...)
Le paradoxe soviétique
La dispute intellectuelle et historique s’avère nettement plus vive quand il s’agit de définir l’URSS comme un régime colonial. Difficile, en effet, d’admettre que l’Union soviétique, anticolonialiste, internationaliste, antiraciste dans ses politiques menées notamment sur le continent africain, ait pu être dans le même temps un régime « colonisateur, raciste et oppresseur à l’intérieur de ses frontières », souligne Anna Colin Lebedev, politiste spécialiste des sociétés post-soviétiques, et l’une des rares à avoir remis cette question dans le débat public français à l’occasion de la guerre en Ukraine.
« Parler de l’Union soviétique et de colonialisme reste extrêmement compliqué, en France en particulier, pointe la chercheuse. Ce qui est délicat, c’est que la pensée décoloniale a été une pensée tout à la fois de gauche et une pensée marxiste. C’est donc comme si on tuait le père, en quelque sorte. » Botakoz Kassymbekova se heurte de la même manière aux chercheurs du « Sud global », qui voient encore l’Union soviétique « comme un paradis d’égalité socialiste qui s’est battu pour les indépendances à travers le monde, il est donc difficile de leur faire admettre la part coloniale de ce régime ». (...)
Mais, souligne la politiste, si l’on fait abstraction du colonialisme, il devient difficile de comprendre ce qui s’est exprimé très fort en Ukraine depuis la révolution de Maïdan en 2014, à savoir cette volonté de « s’extraire de la coupe post-soviétique, de tourner le dos à un type de régime corrompu et autoritaire », mais également d’en finir avec un véritable « colonialisme culturel », dont « l’investissement des Ukrainiens pour leur langue », qui va croissant depuis l’indépendance du pays en 1991, serait l’un des signes. (...)
« Les “peuples frères”, c’est la vision de l’Union soviétique comme une grande maison où chacun des peuples aurait son existence, serait reconnu, participerait à la construction du socialisme, souligne Michel Tissier. La réalité est bien sûr moins linéaire et est même passée par des abîmes puisqu’une partie de ces peuples ont été ciblés et fortement réprimés, les Tchétchènes, les Allemands, les Juifs, etc., selon les périodes. Là-dedans, la relation russo-ukrainienne a une spécificité. »
Cette spécificité s’attache à la relation « triangulaire », courant du XVe au XXe siècle, dans laquelle l’Ukraine a été le terrain d’affrontement du monde slave catholique polonais et du monde slave orthodoxe. (...)
L’histoire heurtée de l’anticolonialisme ukrainien
La dénonciation de l’aspect colonial de la domination russe a elle aussi une antériorité. L’anticolonialisme est ainsi revendiqué dès le début du XXe siècle par des intellectuels ukrainiens de gauche, qui combinent alors marxisme et nationalisme pour justifier la lutte pour la « libération nationale » de l’Ukraine, comme le rappellent les travaux du chercheur canadien Stephen Velychenko.
Ces marxistes ukrainiens, tournant le dos à leurs homologues russes, puisaient matière à réfléchir dans la situation vécue par les Irlandais face à l’Angleterre, à la même époque, à des milliers de kilomètres de là. (...)
Et il faudra attendre les années 1960 pour voir resurgir la rhétorique anticoloniale, écrasée jusque-là par l’art du double langage de la propagande soviétique, rhétorique qui reviendra finalement en force à partir de 2014 et du début de la guerre en Ukraine. (...)
« L’Union soviétique était moins tolérante avec le nationalisme ukrainien car il lui a toujours fait peur, mais je ne crois pas que ce soit ce qui se joue aujourd’hui, fait valoir Anna Colin Lebedev. Il y a eu bien sûr une dimension artificielle dans la constitution de républiques soviétiques, mais quand l’URSS s’effondre, chacun de ces États pris dans ses frontières a une cohérence, des institutions, une langue qui s’est cristallisée. Et c’est ce qui est profondément remis en question aujourd’hui. Poutine va pour cela naturaliser le lien politique à la langue, l’appartenance à un espace civilisationnel commun. Et ça, c’est très colonial. » (...)
« Décoloniser la Russie »
Anna Colin Lebedev insiste, alors que la pression militaire russe perdure en Ukraine, faisant des morts chaque jour. « À la rentrée de septembre, quand l’injonction de la négociation va s’accentuer pour un cessez-le-feu en Europe, il va falloir marteler cela très fort : on ne pense pas une sortie de guerre de colonisation de la même manière qu’une conquête de territoire. Tant que la Russie ne se décolonise pas elle-même, tant qu’elle ne renonce pas à sa volonté de domination à tout prix, se rejouera, soit par la guerre, soit par des agressions ponctuelles, le scénario que nous vivons aujourd’hui. » (...)