
Alors que la prison est censée être un espace de non-circulation, une ethnographie fait ressortir les hiérarchies sociales que les objets et l’argent créent dans un espace confiné.
(...) Le propre de l’univers carcéral est la suspension paradoxale des droits, jusque dans les échanges. Dans cette prison, ni l’argent, ni le commerce sont autorisés. Pourtant ils existent. Dans cette unité X de haute sécurité, les échanges sont nombreux au sein et entre les douze pavillons, où vivent quelques 480 internes et environ cent gardiens de prison. Comme argent, plusieurs biens sont utilisés comme moyen de paiement et unité de compte : les cartes téléphoniques, pour portables et fixes, les joints d’un gramme de marijuana, appelés finitos et quelques produits pharmaceutiques. La prison se constitue ainsi en un univers d’échange dense et complexe. Dense, par les multiples interactions que produit ce groupement dans un espace réduit. Complexe, parce que coexistent des logiques contradictoires et paradoxales, où les murs sont strictement des frontières : ce qui sépare et ce qui laisse passer. (...)
L’interdiction de la monnaie et du commerce en prison n’empêche donc pas la constitution d’une vie monétaire et commerciale. Ce cas permet surtout de montrer que l’existence d’un moyen de paiement dépend du système de hiérarchisation des personnes et des choses, c’est-à-dire de son système de valeurs.
La majorité des biens sont introduits par les visiteurs, ou obtenus par les échanges avec les gardiens de prison. Si nous constatons une certaine stabilité dans le type d’objets échangés, en revanche, la dynamique des monnaies utilisées, comme moyen de paiement et unité de compte au cours des quatre années de l’enquête, a connu des modifications quant à sa hiérarchisation et à sa valorisation. (...)
De fait, selon ce qui apparaît dans les discussions de groupe, l’univers carcéral est un monde hiérarchisé, qui s’ordonne selon un principe général fondé sur les formes que prennent le « courage », la « bravoure », une certaine masculinité. La démonstration de la concrétisation de ces valeurs passe strictement par la possibilité de se mesurer aux autres. En haut de l’échelle se trouve le « limpieza ». En bas, on trouve le « gil ». La définition de la position passe, entre autres attributs, par pouvoir « pararse de manos » c’est-à-dire se battre en général avec une « faca », lame conçue artisanalement. C’est une pratique de régulation de la violence, dans laquelle la mort est possible, mais peu fréquente. (...)
Les éléments qui servent à la hiérarchisation sont l’ancienneté, la récidive et le type présupposé de délit commis. Dans ce sens le « chorro » (voleur) a des connotations positives associées la masculinité, la fidélité, l’adresse, la bravoure et la virilité. À l’opposé on a la figure du « gil ». Cela désigne quelqu’un qui est accusé pour trafic de drogue ou pour un homicide non relié à un acte délictueux. Les valeurs associées au « transa » sont la malice, l’infidélité, l’inaptitude, la couardise et la faiblesse. (...)
Celui qui peut ou ne peut pas se battre, celui qui peut ou ne peut pas s’affronter avec les « lames », implique qui peut se hiérarchiser ou non et qui peut se battre pour des postes ou des positions dominantes. Aujourd’hui comme avant, il est interdit à un violeur de se « mesurer », il ne peut même pas « pararse de manos ». Il est strictement en dehors de toute possibilité de hiérarchisation à l’intérieur du milieu carcéral. Il est un « hors du monde » comme l’individu dans la société de castes décrite par Dumont (1966). (...)
La coïncidence entre se mesurer physiquement, se mesurer au travers du conflit violent et la figure de la monétisation comme unité de mesure, nous semble intéressante. (...)