
Pour compléter les formes existantes de création de monnaie, et financer la transition écologique et sociale, certains économistes militent pour un nouveau mode d’émission de monnaie, sous forme de don (de monnaie centrale) : telle serait la monnaie volontaire, démocratique et affectée au bien commun.
Le paysage monétaire est agité. Les banques centrales ont, depuis plusieurs années, radicalement transformé leurs modalités d’action, en recourant massivement aux pratiques d’assouplissement quantitatif dans le cadre de leurs « politiques non-conventionnelles ». Des nouveautés monétaires comme les cryptomonnaies ou les monnaies locales ont fait leur apparition, tandis que se développent différentes propositions (comme la monnaie hélicoptère, les dons de monnaie centrale, …) visant à réformer le système monétaire, notamment pour faire face aux nouveaux enjeux – et nouvelles urgences ! – sociaux et environnementaux. Ces propositions convergent toutes vers un nouveau mode d’émission de monnaie centrale, différent du traditionnel mode bancaire : la monnaie émise serait libérée de toute contrepartie financière (ni remboursement à effectuer ni titre à posséder pour y avoir accès) et serait donc permanente. Ce serait un don monétaire. Le secteur bancaire et financier n’en serait plus le seul bénéficiaire direct, car cette monnaie serait directement distribuée aux ménages, aux entreprises ou aux États, et servirait à donner à la société les moyens de sa transformation écologique et sociale – ce que la monnaie actuellement encastrée dans la dette bancaire, et de ce fait temporaire, échoue à faire. La gouvernance d’un tel mode d’émission serait très différente de celle des banques centrales, rompant avec leur indépendance, et installant un dialogue entre toutes les parties prenantes (banque centrale, trésor, parlementaires, ONG, scientifiques, etc.). Mais l’institut d’émission gouverné par ce dialogue ne remplacerait pas la banque centrale, il la compléterait, car son mode d’émission viendrait s’ajouter à ceux qui existent et non pas s’y substituer totalement.
Ce type de propositions peut être rapproché de la théorie monétaire moderne
, très en vogue dans le monde anglo-saxon, en ce qu’il participe de la même volonté de remettre la monnaie au service du bien commun (...)
Mais il s’en distingue très nettement dans ses fondements : l’expression de la volonté publique n’est pas confondue avec celle de l’État, et la monnaie issue du don monétaire n’est pas la créature de l’État. Le nouveau mode d’émission proposé n’est donc ni le fait de banques privées refinancées par une banque centrale indépendante comme c’est aujourd’hui le cas, ni étatique comme le voudraient les partisans de la théorie monétaire moderne.
Cet essai présente la nécessité d’une telle évolution monétaire, et les formes qu’elle pourrait prendre. (...)
Dans les turbulences monétaires actuelles, l’amorce d’une transition monétaire
Les propositions monétaires qui ont émergé ces dernières années pénètrent difficilement l’univers feutré et conservateur des banques centrales. Pourtant une transition monétaire semble bel et bien s’être amorcée, de leur propre fait, par le biais des « mesures non conventionnelles », qu’elles ont prises pour faire face aux crises financière et pandémique, et qui transforment leur mode d’action. (...)
Par certains aspects, ces turbulences monétaires ressemblent à l’effervescence du XIXe siècle pendant lequel les innovateurs de l’époque, hérauts du banking principle, réclamaient un système monétaire adapté aux besoins d’une économie en forte croissance, qu’ils voulaient libérer de la contrepartie en or de la monnaie, alors que les conservateurs, défenseurs du currency principle, s’accrochaient à la traditionnelle définition métallique de la monnaie. À l’issue d’une histoire longue et mouvementée, le banking principle a triomphé, aboutissant au mode bancaire de création monétaire et au désencastrement définitif de la monnaie vis-à-vis de sa contrepartie en or ou en argent. (...)
Le système monétaire contemporain est forgé pour rendre possibles des activités financièrement rentables. Il a permis l’essor du capitalisme marchand, industriel puis financier et donc aussi ses débordements dont les dégradations sociales et environnementales résultent. Tel est le cœur de sa remise en question et la base normative des propositions monétaires alternatives qui en découlent. Ces dernières visent, par le don, à mettre la monnaie de la banque centrale au service du bien commun, de la transition écologique et sociale et de l’investissement public, dont la rentabilité financière est nulle mais dont l’utilité sociale et environnementale est grande.
Au-delà de leurs différences, la plupart des propositions de réformes du système monétaire se rejoignent pour affirmer la nécessité de créer ce nouveau mode d’émission monétaire dans lequel c’est la banque centrale - ou un institut d’émission - qui décide, dans le cadre d’une gouvernance démocratique, d’émettre les quantités de monnaie centrale nécessaire pour atteindre les objectifs fixés en l’attribuant à un secteur particulier (l’État, les ménages, les entreprises) et en l’affectant à une fin déterminée (le soutien au revenu des ménages, à l’activité des entreprises, aux investissements publics, aux investissements de transition écologique, …). Nous appelons ce nouveau mode de création monétaire « mode volontaire de création de la monnaie centrale » et désignons par transition monétaire le passage à ce nouveau mode d’émission.
Cette émission monétaire par le don serait différente de celles qui existent actuellement :
– Elle serait l’expression d’une volonté politique démocratique ;
– Elle serait directement affectée aux biens communs et aux biens publics ;
– Elle serait sans contrepartie comptable exigible ;
– Elle créerait de la « monnaie permanente » plutôt que de la monnaie temporaire, précisément parce qu’aucune contrepartie exigible sous forme de remboursement n’amènerait à ce que la monnaie créée retourne vers la banque centrale.
Ce débat sur la transition monétaire s’ouvre à peine mais, selon nous, il s’inscrit dans une régularité historique qui veut que chaque fois que la société en a eu besoin, elle a transformé le système monétaire pour l’adapter à ses besoins. (...)
les défis de l’humanité se multiplient. Réaliser la transition écologique, restaurer la biodiversité, adapter les infrastructures publiques, vaincre l’injustice sociale, garantir l’emploi et assurer un minimum vital sont autant de priorités et de besoins auxquels l’ordre marchand ne saura pas répondre. Pour les partisans de cette réforme monétaire, la transformation du mode d’émission de la monnaie le pourrait en revanche.
Selon notre analyse, cette transformation en est à son commencement. Elle a débuté avec l’assouplissement quantitatif et son mode acquisitif de création monétaire qui, en sauvant la finance puis en sauvegardant l’économie des conséquences de la crise sanitaire en 2020, a démontré magistralement que l’on peut sortir du mode bancaire de création monétaire (...)
Le mode acquisitif de création monétaire, même s’il est de fait tourné vers la préservation du capitalisme financiarisé plutôt que vers la réalisation du bien commun, a ouvert la porte au mode volontaire de création monétaire qui ambitionne, lui, de permettre, par le don de monnaie centrale, la réalisation des objectifs d’intérêt général. (...)
Cette coexistence de modes de création monétaire permettrait, selon nous, de mieux partager le pouvoir monétaire et de se protéger contre son accaparement par des intérêts particuliers. (...)
La proposition de coexistence d’une pluralité des modes d’émission monétaire que nous faisons, associant le mode d’émission volontaire aux modes bancaire et acquisitif, se distingue des approches monétaires traditionnelles, « d’une part des approches qui voient dans l’État l’initiateur et le garant de la monnaie, d’autre part des approches qui voient dans le marché l’institution la plus à même d’en garantir l’efficacité »
. Notre conception de la monnaie cherche plutôt à articuler ces approches en y insérant un chaînon, celui de la monnaie volontaire, afin d’y adjoindre une dimension citoyenne et écologique.
Ce n’est pas une révolution monétaire, mais une évolution monétaire qui est proposée ici, au service du bien commun.