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La vie des idées
La philanthropie relèvera-t-elle le défi de la critique ?
Article mis en ligne le 26 août 2021
dernière modification le 25 août 2021

« Voler en grand et restituer en petit, c’est la philanthropie » ironisait naguère le marxiste Paul Lafargue à propos des mécènes qui, à la fin du XIXe siècle, camouflaient leurs stratégies prédatrices derrière un voile de bienfaisance apparente, pour mieux s’opposer à l’avènement d’un État social protecteur.

L’ouvrage de Vincent Edin, Quand la charité se fout de l’hôpital : Enquête sur les perversions de la philanthropie, est un écho contemporain à cet aphorisme grinçant. L’éditeur présente l’ouvrage comme « l’essai qui dénonce la grande hypocrisie et la vaste arnaque que la philanthropie est devenue ». L’auteur y dénonce méthodiquement les paradoxes d’une activité caritative dont il reconnaît toute la noblesse lorsqu’elle est pratiquée avec honnêteté et discrétion, mais dont il réprouve les dérives lorsqu’elle devient le grossier maquillage fortement médiatisé d’une réalité moins glorieuse. La légitimité de l’auteur à s’exprimer sur le sujet n’est pas anodine et son style vigoureux stimule le lecteur. Les arguments déployés dans cet essai au vitriol méritent qu’on y prête attention, dans un contexte sociétal où la philanthropie (entendue comme « contribution privée volontaire à des causes d’intérêt général ») suscite un regain d’intérêt, à la faveur du déclin de l’État providence [1] et de l’essor rapide de fortunes aux dimensions incommensurables.
Un questionnement légitime et salutaire

Vincent Edin est fin connaisseur des arcanes du sujet, à la fois comme praticien et comme auteur. L’ouvrage est bien sourcé et documenté (112 références) et interpelle un double lectorat : d’une part les experts et praticiens du secteur caritatif, à propos des défis éthiques de la collecte de fonds dans un environnement de plus en plus concurrentiel (le volume total de générosité croît moins vite que les besoins sociaux), d’autre part un grand public qui méconnaît souvent le concept de « philanthropie » (est-il synonyme de « don d’argent » ou de « bienveillance » ?), mais pour qui le propos est parfaitement accessible et interroge nos choix profonds de société.

Les thèses développées sont directes et fortes : la captation d’immenses portions de la richesse collective par un petit nombre d’individus est non seulement injuste, mais aussi socialement dangereuse ; l’embellissement de certains comportements prédateurs par un discours philanthropique est doublement inacceptable, car cette instrumentalisation fragilise le pacte social tout en insultant l’immense majorité des donateurs, petits ou grands, qui font œuvre de générosité sincère et véritablement désintéressée. (...)

Ce tableau aurait l’air cynique s’il n’était étayé de plusieurs exemples bien réels de milliardaires qui accumulent des fortunes via des opérations à la limite de la licéité (ou à la limite de la décence) et qui s’offrent ensuite une couverture presse favorable à pleines pages de grands journaux (qualifiés de « chiens de garde médiatiques », p. 73) pour les sommes modiques qu’ils reversent à des organismes publics ou caritatifs, sans que personne ne songe à faire le rapprochement entre ces flux croisés de proportions inégales. « Quand le sage dit : ‘Payez ce que vous devez aux États, à vos employés et à vos contractants’, l’idiot regarde la conférence sur les entreprises qui changent le monde ! » résume Vincent Edin (p. 65). (...)

Afin de dissiper tout malentendu, l’auteur rappelle que les « riches » qu’il met en cause ne sont pas les ménages désignés par François Hollande en 2006 (situés alors à 4.000 € de revenu mensuels), ni même les 1% de ménages les plus prospères, mais les 0,1%, voire les 0,01% d’ultra-nantis, dont les patrimoines s’envolent dans des proportions exponentielles, au sens mathématique du terme, suivant une courbe d’accélération qui semble n’avoir aucune limite. La captation de 845 milliards de dollars de capitaux supplémentaires par les 643 Américains les plus riches durant les six premiers mois de la crise du coronavirus (p.44), alors même que des millions de travailleurs ont été brutalement plongés dans les affres du chômage et qu’autant de familles basculaient dans la pauvreté, lui apparaît indécente. (...)

Aux grands maux, les grands remèdes : les solutions avancées par l’auteur sont radicales. Il s’agit d’éradiquer le concept de milliardaires-ploutocrates « qui n’auraient jamais dû devenir si riches » (p. 73). L’instrument plébiscité est l’impôt progressif, qui amène les plus fortunés à faire un effort plus important que la moyenne des contribuables, en versant leur écot au Trésor public à proportion de leurs capacités supérieures. Voilà le péché originel que l’auteur pointe du doigt : l’érosion constante de la progressivité de l’impôt depuis un demi-siècle pour les contribuables situés au sommet de la pyramide. (...)

la vague de libéralisation financière enclenchée par le tandem Reagan-Thatcher dans les années 1980 a enfanté le monde actuel, où l’émergence des classes moyennes permise par l’État-providence (le grand succès socioéconomique de l’Occident au XXe siècle) a été brisée. La simple évocation de cette vérité historique est toutefois devenue un sacrilège dans les cénacles de l’économie mondialisée, y compris lorsque le sujet du débat porte sur la juste fiscalité redistributive. (...)