
Les nombreuses déviances policières montrent la nécessité d’un contrôle plus poussé de la police. Mais comment, et qui doit le faire ? La question se pose à toutes les démocraties libérales, qui n’y répondent pas toutes de la même manière.
La crise que rencontre aujourd’hui le contrôle interne de l’activité policière en France a amené le débat public à s’intéresser aux solutions retenues dans d’autres pays pour « garder les gardiens ». Ce tour d’horizon montre que la mise en place d’instances de contrôle externe a largement été privilégiée dans nombre de pays européens, à la suite de scandales impliquant les forces de l’ordre pour des faits de corruption, de racisme ou de violences illégitimes. Pourtant, si l’émergence de ces dispositifs est venue répondre à une critique documentée et fondée de la dépendance institutionnelle du contrôle interne vis-à-vis des institutions policières, leur éloignement trop grand des pouvoirs publics s’est aussi traduit par une focalisation progressive sur les cas de déviances individuelles, au détriment d’une régulation des normes collectives qui régissent les activités des forces de l’ordre. C’est ce paradoxe que cet article souhaite comprendre avec les outils de la sociologie historique de Norbert Elias, afin de mieux saisir les enjeux des potentielles réformes à venir des formes de contrôle, interne comme externe, de la police nationale en France. (...)
Le scandale, moteur des réformes ?
Si la littérature sociologique française en matière de contrôle de l’activité policière est modeste, la littérature anglo-saxonne, au contraire, est d’une ampleur remarquable. Ces travaux ont permis d’éclairer maints aspects concernant les déviances policières, les conditions de leur occurrence, leur nature, les évolutions qu’elles connaissent, les raisons de leur persistance, leur signification sociale et, last but not least, leur (non) prise en charge. La multiplication des scandales à partir des années 1970 aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Irlande du Nord, au Canada, en Australie, ainsi que la structuration du champ de la recherche de la sociologie de la police ne sont pas pour rien dans cette richesse. Dans un livre devenu classique
, Lawrence Sherman a entrepris de montrer que les réformes des institutions policières résultent souvent d’un enchaînement d’étapes bien identifiées : des pratiques illégales commises de manière collective par des agents sont dénoncées par des policiers ou par des personnes extérieures parvenant à bénéficier de relais politiques ; la révélation publique de ce système d’illégalismes provoque un scandale d’ampleur ; des commissions se forment à l’initiative de responsables politiques ou judiciaires, dont les conclusions ouvrent la voie à une réforme des services, de la législation ou des pratiques dévoilées. (...)
L’émergence de contre-pouvoirs
C’est ainsi souvent au cours de successions de scandales et de réformes que des dispositifs de contrôle externe ont fait leur apparition. (...)
Aujourd’hui, le principe d’organes exerçant un contrôle depuis l’extérieur des institutions policières, au-delà du contrôle parlementaire, judiciaire et médiatique, est acquis dans la grande majorité des démocraties libérales. Leur existence, qui était dans les années 1960 avant tout portée par de fragiles groupes de défense des libertés civiles et des minorités, a fini par s’imposer dans la grammaire majoritaire des institutions démocratiques : (...)
Quelle étendue de ces contre-pouvoirs ?
Si les dispositifs de contrôle externe sont effectivement nés des critiques qui ont été adressées aux services de contrôle interne, dans l’incapacité manifeste – volontaire ou involontaire – de réguler certaines dimensions de l’activité policière, elles font aussi parfois, à leur tour, l’objet de critiques. Celles-ci se déploient, au moins, sur deux registres : celui de l’effectivité de leur contrôle d’abord ; celui, peut-être plus fondamental, de la place qu’ils occupent dans l’organisation sociale ensuite.
Comme l’énumération précédente le laisse deviner, les dispositifs de contrôle externe des activités policières peuvent prendre des formes assez nettement distinctes (...)
Au-delà des interrogations sur l’ampleur et l’effectivité du contrôle externe, une deuxième critique a pu émerger concernant cette fois le périmètre d’action des dispositifs de contrôle externe. Passé le moment fondateur de ces instances, unanimement célébrées et dépositaires d’attentes majeures quant à la transformation en profondeur des pratiques policières, leur régime routinier tend à se consacrer à la documentation de dérives individuelles, et à la proposition de leurs éventuelles sanctions. Jacques de Maillard parle à ce sujet des « limites du récit libéral » du contrôle externe, récit considérant que, comme n’importe quel autre groupe professionnel, les institutions policières comptent en leur sein des individus qui n’ont rien à y faire, des brebis galeuses, selon l’expression consacrée, et que leur traque suffira à réformer les forces de l’ordre. Ainsi, même dans des situations où les dispositifs de contrôle externe sont nés de demandes de régulation et de transformation de pratiques collectives, le fonctionnement ordinaire du contrôle tend à privilégier les investigations portant sur des cas individuels d’illégalismes
Faut-il rendre compte de cette évolution dans les termes d’un « risque de dérive » pour cette forme de contrôle ? Rien n’est moins sûr : il est plus souhaitable de chercher à comprendre ce qui, dans le fonctionnement ordinaire des dispositifs de contrôle externe, la rend possible, voire prévisible. (...)
Que se passe-t-il dans les cas où, à l’inverse, les instances de contrôle externe voient leur autonomie assurée, tout en conservant un lien institutionnel fort avec les pouvoirs publics, comme c’est le cas du comité P belge susmentionné, ou du Défenseur des droits en France ? Celles-ci semblent plus à même de formuler des recommandations générales, sans pour autant négliger l’investigation de cas particuliers. La difficulté qu’elles rencontrent est alors d’un autre ordre : elles peinent parfois, notamment dans le cas français, à amener ces recommandations à être suffisamment considérées, celles-ci n’ayant en effet aucun caractère juridiquement contraignant. Cette insuffisance, sur laquelle il faudra revenir en conclusion, n’empêche néanmoins pas un constat : le maintien des dispositifs de contrôle externe dans la sphère des pouvoirs publics permet la formulation de diagnostics sur le fonctionnement de la force publique en tant que groupe, à la condition expresse que cette position doit être suffisamment autonome pour ne pas pouvoir être source de soupçons de collusion avec les institutions policières. (...)