
Les Economistes atterrés proposent dans un ouvrage collectif, « Changer d’avenir », des pistes de réflexion pour faire évoluer radicalement les rapports sociaux en croisant les initiatives de la société civile et les choix de politiques publiques. Explications avec deux de leurs membres, Mireille Bruyère et Benjamin Coriat.
Les responsables politiques ne prennent pas la mesure de la profondeur de la crise. Et encore moins de son caractère systémique. Tel est le constat des Economistes atterrés dans leur dernier ouvrage Changer d’avenir (1). Collectif d’économistes et de citoyens, auteurs du Manifeste des économistes atterrés publié en 2011, ils appellent à une grande bifurcation. (...)
Le titre de votre livre propose de « changer d’avenir », mais comment transformer ce qui n’est pas encore advenu ?
Benjamin Coriat : En choisissant ce titre, il s’agissait d’attirer l’attention sur le fait que l’avenir qui se prépare, celui qui est inscrit dans le prolongement du présent, est catastrophique. Il a pour noms : chômage de masse consolidé, pauvreté et inégalités croissantes, attaque et délitement du modèle social, pour ne rien dire du réchauffement climatique ou encore de la prédation de la planète qui, avec Trump, va sans doute atteindre de nouveaux sommets. Pour empêcher que tout cela advienne, il nous faut changer d’avenir. Nous proposons « de faire un pas de côté » pour nous attacher aux questions de fond et proposer de nouvelles perspectives. Et ce changement de trajectoire doit être amorcé dès aujourd’hui. L’urgence n’est pas de choisir s’il faut mettre 20 milliards de plus ou de moins ici ou là. L’urgence est ailleurs. Elle est dans la nécessité d’être clair sur les nouvelles directions à prendre.
Mireille Bruyère : Il faut changer d’avenir car le présent est devenu proprement insupportable pour beaucoup d’entre nous. (...)
Tout le monde parle d’un « changement » nécessaire mais sans le spécifier. En fait, les « changements », annoncés ici ou là, ne changeront pas grand-chose car ils ne modifieront en rien la répartition du pouvoir et de la richesse. Nous, au contraire, c’est ce que nous voulons changer en priorité. (...)
Il faut aller, comme nous l’avons dit, vers un changement, sans doute progressif mais radical de notre manière de vivre ensemble. Cette rupture doit être engagée, de façon simultanée à deux niveaux : refonder nos modes de production et de consommation en entrant résolument dans la transition écologique et refonder la solidarité pour rompre avec la concurrence. (...)
B.C. : Nous n’opposons pas services publics, biens publics et communs. Nous disons simplement que lorsque les services publics ou le bien public font l’objet de détournement, ou d’attaques, alors restituer au bien public sa dimension de commun permet de protéger les ressources concernées de ces attaques. Pour ne prendre qu’un seul exemple : à Naples, c’est sous le mot d’ordre « l’eau est un bien commun » qu’il a été possible aux Napolitains de s’opposer aux privatisations voulues par Berlusconi et d’introduire des changements importants dans la manière traditionnelle de gérer l’eau des villes. Instaurer une catégorie juridique nouvelle de « bien commun » (à côté des celle de « bien privé » et de « bien public ») permettrait de protéger nombre de ressources promues en « biens communs » à la fois contre les privatisations et contre les risques d’abus de pouvoir par le gestionnaire public. (...)
M.B. : Les dynamiques que nous dénonçons, et qui nous paraissent une folie mortifère, sont bien celles du capitalisme. Mais on ne propose pas un modèle « post » quelque chose avec un nom en « isme ». Nous indiquons des directions pour aller vers une nouvelle façon de vivre ensemble qui s’articule autour de l’impératif écologique et d’un travail repensé. Le « nouveau modèle », qui peut en résulter, sera l’œuvre et la création des citoyens. (...)
S’en tenir à la surface des choses, c’est ce que font tous les sociaux-libéraux, et nous sommes en train d’en mourir. Refonder, c’est donc d’une part assumer et promouvoir une autre répartition des richesses pour financer la protection sociale à un haut niveau et progresser vers d’autres manières de faire, de produire et de penser. C’est aussi expérimenter d’autres modes de propriétés collectives des moyens de production car c’est dans la création de richesse que se construisent les bases de la solidarité. Entreprendre différemment, entreprendre « en communs » est à même de libérer bien des énergies pour satisfaire nos besoins.
Vous ne semblez pas convaincus par l’idée d’un revenu universel ?
B.C. : En effet, un revenu universel et inconditionnel au sens strict ne nous semble pas la solution. La vraie question est de mettre en balance cette notion avec celles des minima sociaux (RSA, aides aux handicapés, aux chômeurs…) et le problème qui se pose devient : « Que remplace et qu’absorbe le revenu universel ? » Posé ainsi, on comprend que le revenu universel n’est pas la panacée que d’aucuns imaginent. Pire : pour les libéraux qui défendent cette notion, c’est un moyen d’en finir avec la protection sociale. (...)