
Entre services publics et rempailleur de désordres, il fait partie des réparateurs de la vie collective : c’est le facteur. Par son journal d’observation, Le caché de la poste, le sociologue Nicolas Jounin, enfourchant son vélo jaune deux mois durant, nous emmène dans ses tournées.
Le voilà en tournée dans des HLM ordinaires du nord de Paris. Il passe et revient sans cesse, le nez collé aux boites aux lettres, devant lesquelles il reçoit demandes et plaintes : « vous n’êtes pas passé hier ? Et mon recommandé ? ». Sur la photographie sociale du quartier, Nicolas Jounin se tient droit près du gardien d’immeuble, des dépanneurs d’ascenseurs et des égoutiers, avec derrière lui les pompiers, la police municipale et les services d’urgence.
Le facteur Jounin est attendu à chaque carrefour, dans chaque hall d’immeuble. Un œil pour déchiffrer les noms, l’autre pour sélectionner les enveloppes, petits paquets, publicités, et quelques recommandés. Nous pédalons avec lui entre les immeubles, à chercher la bonne entrée, à regarder sa montre pour ne pas « être à la bourre », à vérifier si cette lettre mal orthographiée ne se rapprocherait pas de ce nom. (...)
Sa hantise ? Le courrier non distribué. Les erreurs de numéro, de nom, la boite introuvable ! Le « rebus » qu’il faudra reclasser au retour – entendez les lettres non distribuées. Le facteur Jounin se retrouve avec des dizaines de lettres à la main, pour de mystérieux habitants, errant devant un gros millier de boites ! Désabusé, il va demander aux habitants qui attendent dans le hall.
Chaque métier a sa scène archaïque. Pour le facteur, c’est le piège des devinettes. (...)
l’horloge tourne. Six minutes dans ce hall, c’est trop. Le responsable de l’organisation des tournées l’a répété cent fois : « La durée moyenne d’une tournée dure 3 heures, 43 minutes et 59 secondes ». Notre facteur regarde sa montre. Jounin mettra 8 heures. De quoi être furieux. Que va-t-il faire de ce « rebus », ces enveloppes sans destinataire ? Faut-il refaire entièrement le hall d’à côté ? revisiter les étiquettes peuplées de noms presque illisibles ? « Mais ce sont des hébergés provisoires, parfois des étudiants qui changent d’adresse suivant leurs études ! » C’est la panique. Et que dire lorsqu’il faut distribuer dans un centre commercial des magasins dont l’enseigne ne correspond jamais aux noms ! (...)
Avec le livre de Nicolas Jounin, nous voilà en train de découvrir de quoi est fait ce métier, avec ses petites angoisses, la tension de mal faire, la responsabilité d’une lettre qui doit arriver car elle peut délivrer un message important, les restes en fin de journée, les lettres recommandées sans destinataire. Chaque tournée est inquiétude. Car chaque jour, revenir avec des dizaine de lettres, c’est s’assurer des ennuis, du boulot en plus, un classement à refaire après coup. Et ça barde entre collègues ! Les accusations pleuvent sur les « courriers planqués », non délivrés ou perdus.
D’autant plus si l’on vous change de tournée chaque mois. (...)
Pour les 70 000 factrices et facteurs de France, dont plus de la moitié sont maintenant dans un emploi à durée déterminée, sous contrat privé depuis 2010, c’est le logiciel baptisé « Metod » qui découpe chaque tâche en minutes et secondes. Une science que Nicolas Jounin décortique au millimètre près, pour montrer qu’elle est la source première de tous les conflits, des tournées supprimées, des milliers de démissions, des accusations entre collègues, envers les cheffes, et réciproquement. (...)
Car c’est bien le temps et sa mesure qui est au centre de ce livre. Quelques milliers de tournées multipliées par 3 heures, 43 minutes et 59 secondes, ça fait combien ? La réponse, c’est un nombre précis d’emplois. Or, expérience faite par Nicolas Jounin, ces durées théoriques se révèlent souvent irréalistes.
On découvre que La Poste est devant une équation intenable : il y a de moins en moins de courrier, mais de plus en plus de destinataires à desservir. (...)
C’est le grand écart ! La quantité de travail augmente alors que le volume des lettres diminue. Il en découle un impératif : obtenir davantage de travail disponible. En réduisant le nombre de tournées, en allongeant les circuits, en abandonnant certaines rues, en resserrant la durée théorique d’une tournée, en réduisant les effectifs, en jouant sur les statuts précaires.
Et en faisant tourner les algorithmes, en découpant par des logiciels les trajets en boites/temps, en changeant l’organisation du travail au gré des nouvelles prescriptions et des nouveaux modèles de calcul. Chasser « le temps parasite », toutes ces espèces de discussions avec les usagers, qui font perdre des sous. On ne discute plus, mais il faut vendre de l’assurance. On ne cause plus, mais il faut chercher de nouveaux abonnés pour la Banque postale ou pour le « service aux personnes ».
Et la roue tourne inexorablement : plus il y a de précaires, plus les savoir-faire s’effacent, plus la mémoire des lieux est raturée, plus le brouillard s’épaissit, et plus un nouveau personnage apparaît au loin, celui qui livre les repas à deux euros la course, qui pédale de toutes ses forces pour tendre son paquet à son destinataire. Vous le voyez, ce personnage qui – sans prévenir – est apparu sac au dos vert ou bleu, disponible jour et nuit, dès que nécessaire ? Ce livre nous fait sentir irrémédiablement ce moment.