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Laïcité : supplique à Macron pour qu’il renonce à faire du Sarkozy
Jean Baubérot Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
Article mis en ligne le 7 décembre 2020

« Cher Président,

Il y a maintenant plus de douze ans, j’avais écrit un ouvrage intitulé La laïcité expliquée à M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel, 2008). Les quelques conversations que nous avons pu avoir me font estimer qu’il n’est nul besoin de vous « expliquer » la laïcité. Cependant, dans les mesures qui vont être présentées le 9 décembre en conseil des ministres, certains éléments manifestent une pente dangereuse vers une « sarkozysation ». Je rédige donc cette lettre pour vous « supplier » – je reprends le verbe de Briand à ses amis politiques lors de la loi de séparation – de ne pas vous laisser influencer par le « sarkozysme », et plus largement par la droite, y compris vallsienne ! N’entrez pas dans ce jeu-là, président : aller de Ricœur à Sarkozy vous tirerait trop vers le bas.

Vous avez donné la ligne générale qui vous guide lors de deux discours, l’un à Mulhouse le 18 février, l’autre aux Mureaux le 2 octobre. Là, vous aviez entrevu une réponse aux redoutables défis actuels assez différente de celle de la « nouvelle laïcité » (l’expression due à François Baroin) de droite. Mais, et cela pèse dans votre projet de loi, vous vous êtes arrêté à la moitié d’un chemin qu’il faut poursuivre afin de rompre avec les défaites successives subies par la République ces dernières décennies. Je vais me servir de vos propres propos comme d’un levier et montrer comment ils pourraient vous (et nous) être utiles pour affronter « lucidement » (vous voyez, je commence à vous citer) nos périls actuels.

Vous avez déclaré : « Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C’est la ghettoïsation que notre République […] a laissé faire, […] nous avons construit une concentration de la misère et de difficultés. »

« Concentration de la misère et de difficultés » : ce constat conforte l’approche dite « de l’intersectionnalité », notion qui désigne en sciences sociales le croisement de différentes dominations. Alors, pourquoi, adoptant la vulgaire rhétorique « expliquer, c’est déjà excuser », vous en êtes-vous pris au « monde universitaire » l’accusant d’avoir « cassé la République en deux » (rien moins !) ? Pourquoi laissez-vous Jean-Michel Blanquer en rajouter une couche par une charge virulente contre une « matrice intellectuelle » qui « gangrènerait » l’Université ? (...)

En son temps, Jaurès donnait une piste par une formule signifiante : « Aller à l’idéal et comprendre le réel. » Nous, nous préférons nous raconter des histoires qui nous plaisent, même si elles sont erronées. Nous parlons de « l’école gratuite, laïque et obligatoire », tout en finançant à plus de 80 % un enseignement confessionnel, ce qui ferait crier aux Etats-Unis et au Japon ! Nous répétons sans cesse que la République est « une et indivisible » alors que si proclamation en fut faite en 1793, dans une France aux mille patois, la Constitution issue de la Résistance a enlevé le « une », et la Constitution actuelle a ajouté que la République laïque « respecte toutes les croyances ». (...)

Et, comme il est impossible d’appliquer un principe (a fortiori quand il est inexact) de façon absolue, nous ne savons pas faire, nous ne disposons pas d’une réflexion rationnelle sur notre propre pratique et donc… nous faisons n’importe quoi, pourvu que la poussière soit mise sous le tapis. (...)

souvent, ce sont des élus au discours sacralisateur sur la laïcité qui, dans les faits, font le plus reculer la présence républicaine et délèguent à des organisations religieuses (ou autres) la gestion de « solutions » nécessaires, de « services » indispensables à la vie quotidienne de personnes accumulant des handicaps sociaux. Faute d’assumer, de clarifier l’écart, faute aussi de traiter à « égalité » certaines catégories de la population, le pseudo universalisme français illustre le propos de Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » (...)

un Zemmour respecte-t-il les valeurs de la République ? Et pourtant, il bénéficie d’une puissante liberté d’expression dont l’accès reste très inégalitaire. L’Eglise catholique respecte-t-elle ces valeurs quand elle interdit l’accès de la prêtrise aux femmes ? Et pourtant, elle n’est pas poursuivie pour discrimination à l’embauche. Et que dire des maçons, dont toutes les loges sont loin d’être mixtes ! Les valeurs ne seraient-elles pas de l’ordre du « convaincre », plutôt que du « contraindre » ?

Une nouvelle fois n’allons-nous pas jouer double jeu, nous servir du terme de « valeur » pour cibler les uns et oublier les autres ? (...)

Déjà une partie (pas la totalité, bien sûr) des problèmes actuels provient de l’enfermement desdits « musulmans » dans une alternative politiquement désastreuse : être des béni-oui-oui, ou se retrouver suspects de complicité avec l’ultra-islamisme. (...)

Tant que l’on n’acceptera pas une dialectique de la proximité et de la distance, tant qu’on n’aura pas intégré culturellement que la République est « indivisible » sans être « une » pour autant, alors on courra droit vers la catastrophe et les prophéties autoréalisatrices d’une détérioration de la situation feront florès. (...)

d’une manière générale, votre projet va accentuer un glissement anti-laïque de la neutralité de la puissance publique vers une neutralité imposée à des secteurs de la société civile (les associations) et à des individus (celles et ceux travaillant dans les organismes ayant délégation de service public).

La voie de la justesse et de la justice

Votre idée d’appliquer la loi de 1905 à toutes les associations centrées sur des activités religieuses est bonne. Le Figaro (18 novembre) s’étonne que le Conseil d’État l’ait retoquée. La raison en est simple : le refus du pape Pie X d’appliquer la séparation a conduit la République, bonne fille, à promulguer la loi du 2 janvier 1907 qui permet ces activités dans le cadre de la loi de 1901 sur les associations.

A juste titre, vous cherchez d’autres moyens de lutte contre « l’islam consulaire », mais attention à ce que le remède de l’intervention de l’État ne soit pas aussi nocif que le mal. Il faudrait qu’il soit clair qu’un tel interventionnisme étatique sera temporaire, que la route à suivre doit conduire, à terme, à une séparation complète de l’islam et de l’Etat.

On pourrait détricoter d’autres articles de votre future loi, comme l’inquiétant article 8 qui rend une association responsable d’agissements de ses membres (ce que la loi de 1905 avait refusé de faire). Mais, pour ne pas prendre la dimension d’un livre, cette lettre va s’en tenir à un constat général : la teneur de votre projet va non seulement diminuer les libertés laïques mais affaiblir la laïcité elle-même. (...)

A quand une loi « confortant les principes républicains » en luttant contre le séparatisme créé par la République elle-même ? »