
Peut-il être juste de désobéir aux lois ? Le professeur de philosophie Thomas Schauder tente de répondre à la question en revenant sur la condamnation de militants de Greenpeace fin février.
Le 27 février, le tribunal correctionnel de Thionville a condamné en première instance l’ONG écologiste Greenpeace et huit de ses militants pour s’être introduits dans la centrale nucléaire de Cattenom (Moselle) le 12 octobre 2017. Leur but était d’« alerter les autorités sur la forte vulnérabilité de ces bâtiments face à des actes de malveillance ». Deux d’entre eux écopent de deux mois de prison ferme, les sept autres de cinq mois avec sursis.
L’association est également condamnée à 20 000 euros d’amende et à 50 000 euros de réparation du préjudice moral à EDF (qui en réclamaient 500 000 pour « atteinte à sa crédibilité »). Greenpeace France a annoncé qu’elle ferait appel : « Ces lourdes sanctions ne sont pas acceptables pour l’organisation qui a joué son rôle de lanceur d’alerte ». (...)
Derrière cette appellation de « lanceurs d’alerte », on peut trouver une multiplicité de cas très différents : certains révèlent des pratiques cachées et illégales, d’autres cherchent à attirer l’attention sur des faits connus mais trop peu relayés médiatiquement, d’autres encore à interroger la légitimité d’une pratique légale. Il peut leur arriver de passer eux-mêmes dans l’illégalité pour la « bonne cause ». (...)
D’Antigone, qui enterre son frère malgré les ordres de Créon, à Nelson Mandela ou Martin Luther King, les exemples historiques ou fictionnels ne manquent pas pour illustrer la tension, dans toute société, entre le respect de la loi comme condition nécessaire à la vie en société, et la désobéissance qui permet à cette même société d’évoluer. Car la loi n’est jamais que l’expression de la volonté du Souverain (que ce soit un monarque, le peuple ou ses représentants) à un moment donné. Les mœurs, les attentes, les représentations évoluent plus vite qu’elle, et ce qui était acceptable hier ne le sera plus forcément demain.
Désobéissance et délinquance
Une question se pose cependant : comment différencier le délinquant (ou le criminel) du « lanceur d’alerte » ? (...)
« On ne désobéit pas à la légère : on essaye de produire une expertise, on argumente, on rencontre les autorités pour leur exposer les faits dont on a connaissance. Si on estime qu’ils ne réagissent pas, il est de notre devoir d’agir pour informer et provoquer le débat ». Et visiblement, cela a fonctionné : « C’est suite à notre intrusion que le Parlement a créé une commission d’enquête [sur la « sûreté et la sécurité des sites nucléaires », en janvier]. Ces intrusions posent un problème auquel il faut une réponse, et pour nous c’est déjà une avancée ».
Désobéir à la loi est par définition un acte de délinquance. Mais, comme l’écrivait Hannah Arendt, « Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un autre droit. […] Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier d’un passe-droit » (Du mensonge à la violence, 1972). (...)
Multiplication et criminalisation
Dans une société où les canaux d’information sont aussi nombreux, les conditions sont réunies pour qu’il y ait de plus en plus de lanceurs d’alerte. Edward Snowden, Luxleaks, Panama Papers, L214… on n’a sans doute jamais autant dénoncé de scandales financiers, sanitaires ou autres. Comment le pouvoir réagit-il à cela ? Pour Jean-François Julliard, la lourde sanction infligée à Greenpeace est la preuve d’un double discours : « Il est dans l’air du temps de dire qu’il faut protéger les lanceurs d’alerte. En réalité, ils sont très souvent d’abord poursuivis en justice. On a le sentiment qu’il y a une criminalisation grandissante de la contestation ».(...)
Si le propre de la démocratie est d’être toujours en tension et en permanente évolution, la multiplication des lanceurs d’alerte n’est-elle pas ainsi le signe d’une bonne santé, la preuve que la résignation n’a pas encore gagné la bataille ?