
Neuf millions de Mexicains vivent sans accès à l’eau potable. Le gouvernement s’apprête pourtant à renforcer la politique de libéralisation du secteur, en partie responsable de la situation actuelle. Les multinationales détiennent déjà d’immenses concessions d’eau, et leurs activités entraînent pollutions, raréfaction des ressources et conflits sociaux. Les entreprises françaises ne sont pas en reste : Suez et Veolia gèrent de manière controversée des systèmes de distribution d’eau, et l’entreprise Total veut y lancer l’exploitation très polluante du gaz de schiste. Une coalition citoyenne lutte pour mettre fin à la privatisation, l’accaparement et la surexploitation de l’eau. Mais la bataille s’annonce rude. Enquête.
Neuf millions de Mexicains – sur une population de 121 millions – n’ont pas accès à l’eau potable. La situation empire dans le pays : en 50 ans, la disponibilité de l’eau par habitant au Mexique a chuté de 64% [1] ! En cause notamment, la libéralisation du marché de l’eau instaurée en 1992, qui a rendu possible la vente des eaux nationales à des entreprises privées ou des particuliers sous forme de concessions. Cette libéralisation a fait entrer le secteur privé dans la gestion des systèmes d’eau et d’assainissement municipaux. Et des secteurs économiques très gourmands de cette ressource, comme l’industrie de l’eau en bouteille, des sodas ou des bières, possèdent désormais d’importantes concessions, dont une partie est pourtant située dans des zones à risque.
Coca-Cola a ainsi le droit d’extraire 33,7 millions m3 d’eau par an au Mexique, l’équivalent de la consommation annuelle minimale pour faire vivre 20 000 personnes. Le groupe américain exploite 50 nappes d’eau, dont 15 sont surexploitées [2]. À moindre échelle, la compagnie suisse Nestlé extrait 9 millions m3 d’eau par an dans le pays et exploite 16 aquifères, dont 6 sont surexploités. (...)
Les eaux du Mexique sont à vendre
L’industrie minière – tout comme l’extraction de gaz et de pétrole – a un impact encore plus important. Elle consomme quotidiennement des millions de litres d’eau. La mine d’or Los Filos, dans l’État de Guerrero, dans le sud du pays, en utilise 418,8 millions chaque jour rien que pour la lixiviation, processus durant lequel les tonnes de minéraux extraits sont aspergés d’eau et de cyanure de sodium pour séparer l’or des détritus [3]. Cette mine, située dans une zone gangrenée par le narcotrafic, est exploitée depuis 2007 par Goldcorp, première compagnie minière des Amériques et deuxième au niveau mondial. Goldcorp prévoit d’extraire 200 tonnes d’or de Los Filos dans les vingt prochaines années, pour un chiffre d’affaires de 7 milliards de dollars. L’entreprise canadienne s’est installée grâce aux accords de libre-échange nord-américains (Alena). L’usage de produits toxiques comme le cyanure a de graves impacts sur l’environnement et les populations. (...)
Gaz de schiste et fracturation hydraulique, la nouvelle menace
Face à cette situation critique, le président mexicain Felipe Calderón (Parti action nationale - PAN, de centre droit) fait entrer en 2012 le droit à l’eau dans la Constitution du pays, deux ans après la reconnaissance de ce droit fondamental par les Nations unies : « Toute personne a droit à une eau accessible, disponible et assainie en vue d’un usage domestique ou personnel », précise désormais la Constitution [6]. Depuis lors, le Congrès mexicain est appelé à réformer la Loi des Eaux de 1992, héritée du gouvernement de Carlos Salinas de Gortari et dénuée de vision écologique et sociale, afin d’assurer le respect de ce nouveau droit. Le gouvernement du président Enrique Pena Nieto (PRI), qui succède à Felipe Calderon en 2012, s’est promis de faire passer cette réforme avant la fin de son mandat. Va-t-il enfin remettre la population au centre de la politique de l’eau ? Il prend malheureusement la direction inverse. Sa réforme énergétique de 2014 a mis fin au monopole de l’entreprise parapublique Pemex sur le secteur des hydrocarbures, instauré en 1938. L’extraction et la distribution du gaz et du pétrole sont désormais ouvertes aux entreprises privées nationales et étrangères – avec à la clé des besoins en eau encore plus importants. (...)
Le géant français Total, déjà investi dans l’extraction de gaz de schiste dans le Texas voisin – il possède des parts dans des gisements de l’entreprise américaine Chesapeake – est intéressé par ces nouveaux filons (...)
Une nouvelle Loi des Eaux qui viole les droits humains
En mars 2015, la Commission nationale de l’Eau (Conagua), organisme dépendant du ministère de l’Environnement, présente un projet de réforme de la Loi des eaux. Un texte à rebours de l’objectif affiché par le gouvernement qui « viole le droit humain à l’eau », dénoncent chercheurs et ONG [8]. Il limite le minimum vital d’eau par jour et par habitant à 50 litres – alors que l’Organisation mondiale de la santé l’établit entre 50 et 100 – et promeut la privatisation de cette ressource, soulignent-ils.
En juin 2015, les députés enterrent (provisoirement) cette loi controversée [9], qui appelle à construire davantage de barrages hydroélectriques, à utiliser des eaux nationales « pour l’extraction de tout type de substance et pour n’importe quel processus de transformation », facilitant ainsi l’extraction d’hydrocarbures mais aussi l’activité minière qui occupe déjà près de 13% du territoire.
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La gestion de l’eau désastreuse de Veolia et Suez
Selon ce projet de loi, les autorités locales doivent « promouvoir » la participation du secteur privé dans les services publics d’eau et d’assainissement, qui devient une obligation, et non plus une simple possibilité comme dans la loi de 1992. La participation du secteur privé à la gestion de l’eau suscite pourtant beaucoup de critiques. (...)
Mettre fin à la privatisation, l’accaparement et la surexploitation de l’eau
Mais la résistance s’organise face à cette privatisation de la gestion et des ressources en eau. Gerardo Alatorre coordonne le collectif national Agua para Todos, Agua para la Vida (« De l’eau pour tous, de l’eau pour la vie »), qui réunit 420 chercheurs et organisations de tout le pays. Le collectif travaille depuis 2012 à une proposition de réforme citoyenne de la Loi des Eaux. Celle-ci a été déposée devant la Chambre des Députés le 12 février 2015, mais le projet de loi du gouvernement l’a vite éclipsée. (...)
Le texte du collectif citoyen « reconnaît l’eau comme un bien commun de la Nation, provenant de la Nature et devant être géré sans fins lucratives ». Opposé à la multiplication des barrages, il propose une gestion des ressources hydriques bassin par bassin, par des instances participatives communautaires et citoyennes. Il prévoit de démonter le système de concessions « qui a mené à la privatisation, l’accaparement et la surexploitation de l’eau ». Et d’interdire « l’usage des eaux nationales pour l’industrie minière toxique et pour le fracking ».
Le projet a récolté près de 60 000 signatures. Plusieurs sénateurs de l’opposition ont promis leur soutien. (...)