
Dans le nord de l’Irak, les réfugiés kurdes de Maxmûr font vivre depuis deux décennies les principes du « confédéralisme démocratique ». La fin de la guerre contre Daech et la recomposition géopolitique en cours complique l’avenir de ce laboratoire politique né de la répression turque des années 1990.
Maxmûr est un nom quasiment inconnu en France et en Europe. C’est pourtant dans ce petit îlot situé aux confins du gouvernement régional du Kurdistan irakien que des milliers de réfugiés du Kurdistan turc se sont implantés en 1998, après avoir été chassés de leurs terres pendant la terrible guerre civile des années 1990 en Turquie. À cette époque, l’État turc a rasé 4.000 villages et déporté des centaines de milliers de personnes accusées de soutenir la lutte de libération nationale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’ennemi juré de l’État turc.
Beaucoup ont dû s’exiler dans les grandes villes de l’État turc — Istanbul, Diyarbakir, etc. Eux, venus principalement de la région de Botan, ont atterri à Maxmûr. Difficile d’imaginer aujourd’hui que cette petite ville est un camp de réfugiés politiques. (...)
ici, le rôle de l’ONU a toujours été secondaire. Depuis le début, les 12.000 habitants, appuyés par des militants du PKK, s’organisent selon les principes du « confédéralisme démocratique », nouveau paradigme de démocratie radicale du parti kurde depuis les années 2000. Maxmûr a été l’un des premiers lieux où ce projet politique et social s’est appliqué, un véritable creuset.
« Il y a ici des gens venus de 140 villages, de plusieurs régions, qui cohabitent et vivent sans État depuis plus de 20 ans. Nous voulons faire de nos différences une richesse », explique Medya ], membre d’un des cinq comités de quartier de Maxmûr. Chaque semaine, dans une petite pièce matelassée et décorée de portraits de « martyrs », la « commune de quartier » se réunit pour discuter, faire le rapport des activités et prendre des décisions. Les seize membres présents — dix femmes et six hommes, entre 35 et 70 ans — se sont serrés pour nous faire de la place. Chose rare partout ailleurs dans le monde : les femmes mènent la réunion. Plus rare encore, les hommes demandent à parler avant d’intervenir. (...)
La démocratie directe est une pratique quotidienne toujours renouvelée. Ces réunions sont le poumon d’un système d’auto-organisation raffiné mis en place par les Kurdes à Maxmûr, au Rojava et dans toute l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) : un fin maillage d’espaces de discussions et de contre-pouvoir intégrés à la vie sociale. Pour Medya, « faire partie des communes n’est pas une obligation, mais notre façon de vivre pour régler nos problèmes ensemble ».
En dessous des réunions hebdomadaires des cinq « communes de quartier », dans chaque rue, des communes de base regroupent de 15 à 50 familles, qui se réunissent une fois tous les quinze jours et désignent des porte-paroles pour les représenter au niveau du quartier. Au sommet, l’Assemblée populaire de 91 personnes réunit les porte-paroles de communes de rue, de quartiers, des commissions thématiques, des associations et de la municipalité. Sa composition change tous les deux ans lors d’une conférence qui élit les nouveaux membres.
Les comités thématiques travaillent dans huit domaines : culture et arts, autodéfense, politique, justice, économie, éducation, relations extérieures, et un comité d’organisation. (...)
à tous les échelons, les femmes et les jeunes disposent de leurs propres structures autonomes et d’un droit de véto sur des décisions qui les affecteraient. (...)
La place des femmes est l’un des points centraux du système du confédéralisme démocratique. Depuis quelques années, les images des jeunes « amazones » kurdes combattant contre Daech ont fait le tour de l’Occident — H&M s’en est même inspiré pour créer un modèle de vêtement… Mais la réalité est plus profonde qu’une icône médiatique. (...)
Dans l’Assemblée des femmes, des comités non mixtes tentent de résoudre les conflits domestiques par la conciliation. Si besoin, elles aident les femmes à se séparer ou à divorcer. « Les hommes violents sont interdits de mariage pendant deux ans. Car ici, il n’y a pas de prison ni de code pénal écrit. » Dans l’espace domestique, les rôles ne sont pas forcément remis en cause. Les femmes participent aux communes et aux forces d’autodéfense, mais préparent en général aussi les repas et restent à domicile pour l’éducation des enfants pendant que les maris vont travailler à l’extérieur. Au-delà de la lutte contre Daech, le changement des mentalités patriarcales prend du temps.
« Les esprits changent petit à petit, des couples d’enseignants ou des binômes hommes-femmes coordonnent maintenant leur travail », explique Fidan. « Il faut aussi prendre en compte le contexte du Moyen-Orient », ajoute-t-elle. En Irak, les femmes sont encore victimes de 4.000 crimes d’honneur par an. « Nous luttons contre 5.000 ans de pouvoir du patriarcat de l’État. Il faut beaucoup de travail pour se faire respecter au même niveau que les hommes. […] Nous ne voulons pas nous séparer d’eux, mais construire une vie libre en commun. »
Il faut creuser en profondeur pour remonter aux sources de la lutte des femmes contre le patriarcat. (...)
La subtilité du système d’organisation que nous observons à Maxmûr ne peut se comprendre sans cette réalité implacable : un faire-peuple(s) forgé dans des décennies de guerre, d’exil et de répression. (...)
La guerre, sous ses multiples facettes, vient jusqu’aux portes du campement. Car Maxmûr est un confetti de résistance, isolé au sein du Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), un territoire hostile. Cette région dispose d’une autonomie de fait en Irak depuis l’intervention étatsunienne de 2003. Mais si au Rojava et à Maxmûr l’autonomie rime avec anticapitalisme, féminisme et autogestion, au GRK elle se conjugue avec clientélisme, népotisme et corruption. Deux partis nationalistes kurdes historiques dominés par des familles puissantes s’en partagent l’administration et les ressources pétrolières : le PDK (créé en 1946), et l’UPK (créée en 1975). Le PDK est maintenant allié à l’État turc et est en guerre depuis les années 1990 contre la « mouvance PKK ». Comme au Rojava, il soumet le campement à un filtrage sévère.
« Parfois, ils nous laissent sortir, parfois pas, sans aucune raison. Comme pour les marchandises », explique Marzum, de l’Assemblée des jeunes. « À l’université, pour accéder à des logements, on doit remplir des formulaires où l’on doit dire qu’on n’appartient à aucune organisation. On nous demande de renier notre statut politique pour pouvoir travailler. » Toute l’autonomie qui se construit dans le camp est précaire et menacée. La plupart des hommes sont en effet obligés de travailler en dehors, le plus souvent dans la construction, et doivent se soumettre à des contrôles incessants.
Car, même si c’est l’objectif, Maxmûr ne fonctionne pas en autarcie. L’élevage, les jardins vivriers et une douzaine de serres agricoles fournissent une partie des denrées alimentaires (concombre, tomates, poivrons). Mais les conditions de l’agriculture et de l’élevage de subsistance sont très difficiles : il n’y a quasiment aucune terre arable disponible et la culture des serres est très complexe. (...)
L’accès aux services de base est également compliqué. « On n’a l’eau courante que depuis 2015. Avant, il fallait la stocker dans des gros réservoirs tous les trois jours et le GRK nous rationnait », explique Berman, une des comaires de la municipalité de Maxmûr, qui s’occupe de la gestion des infrastructures et des schémas d’aménagement. « L’autre gros problème c’est l’électricité. » Il y a deux sources : des générateurs à pétrole, et l’électricité, qui vient du réseau de la ville voisine du camp (elle s’appelle Maxmûr également) contrôlée jusqu’en septembre 2017 par le GRK. Mais, dans les rues, les poteaux électriques dimensionnés pour cinq familles en alimentent plutôt cent cinquante.(...)
En près de 20 ans, le camp a vu sa population tripler, passant de 4.000 à plus de 12.000 personnes, dont une grande majorité d’enfants et de jeunes. La relève est assurée.
La sale guerre de l’État turc et des partis rivaux du PKK s’intensifie (...)
Mais l’expérience de Maxmûr vit sous une menace grandissante. Après la défaite de Daech sur le terrain en Syrie et en Irak, le Moyen-Orient est en pleine reconfiguration géopolitique. Le gouvernement et les partis du Kurdistan irakien, minés par la corruption et les rivalités, sont plus instables que jamais. Après avoir poussé un pseudo référendum d’indépendance le 25 septembre 2017, le président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, lâché de tous, a dû démissionner. L’armée irakienne a récupéré une partie des « territoires disputés » avec le GRK — dont la zone comprenant Maxmûr —, ses aéroports, quelques frontières, et exige maintenant tous ses revenus pétroliers.
Mi-décembre, des grandes vagues de manifestations ont secoué treize villes pendant une semaine, six personnes ont été tuées par la police, des dizaines ont été arrêtées. Pour le sociologue Adel Bakawan, « les conditions pour une guerre civile sont réunies ».
Le 6 décembre, le camp de Maxmûr a été bombardé par un avion suspecté d’être de l’armée turque. Cinq membres des forces d’autodéfense ont été tués. C’est la première fois que cela arrive dans l’histoire du camp, malgré la protection internationale théorique de l’ONU. Ni l’Irak ni l’organisation internationale n’ont réagi. (...)
Maxmûr tient bon, mais, loin de disparaître avec Daech, la sale guerre de l’État turc et des partis rivaux du PKK s’intensifie. « Vous devez raconter chez vous ce que vous avez vu ici, les conditions dans lesquelles on vit, et le projet qu’on cherche à mettre en place. » Amer, le vieil homme fatigué de l’Assemblée des martyrs répète cette phrase. L’avenir de Maxmûr, comme celui du Rojava et du reste des Kurdistan, dépendra du soutien international conscient de la société civile. « N’oubliez pas : vous êtes notre peuple en Europe. »