
La crise financière de 2007-2008 a surpris beaucoup de monde, y compris parmi le monde de la finance [1]. Pourtant, des signaux d’alerte auraient dû attirer l’attention. Certaines évolutions observées à partir des chiffres des bilans et des comptes de résultat, compréhensibles même par un non-spécialiste, auraient dû attirer l’attention. L’insuffisance des fonds propres, la multiplication de produits spéculatifs, l’emballement de la titrisation, l’augmentation du volume des prêts non performants, le gonflement du hors-bilan, un ratio de levier sans relation avec la réalité des risques en sont autant d’exemples.
Mais si les bilans et les comptes de résultat nous apprennent beaucoup de choses sur les banques, il est une autre sorte de documents tout aussi édifiants qui auraient dû alerter sur l’inconscience, l’imprudence et l’inconséquence de ceux qui ont la charge de diriger de telles entreprises. Ces documents, ce sont les rapports d’activité. Ici, l’aridité des chiffres laisse la place à une littérature et à des images fort instructives sur l’état d’esprit (à défaut d’âme) des tenants d’un capitalisme qui a connu quelques déconvenues ces dernières années. (...)
Histoire d’entretenir la bonne humeur, on nous apprend page 14 que le mois de décembre a été marqué par la suppression de l’impôt sur les opérations de bourse. Yyyeeesss !
Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, nous sommes informés page 20 qu’en février 2007, les Fonds d’investissement spécialisé (SIF) ont été créés. « Ils offrent un cadre juridique attractif aux investisseurs institutionnels et aux investisseurs qualifiés. Très souples, avec des exigences minimes en termes de documentation, les SIF n’imposent aucune limite ou règle d’investissement et autorisent tous types d’actifs. C’est donc le support idéal pour les promoteurs de fonds alternatifs », nous dit le commentaire. Et le fait que SIF soit l’anagramme vengeresse d’ISF n’est probablement pas un acte manqué.
Enfin, page 32 il est question des fonds offshore des sociétés domiciliées aux Bermudes où, nous dit-on, « les avantages liés au régime fiscal et à la réglementation des Bermudes suscitent toujours l’intérêt des promoteurs du monde entier, en dépit de la concurrence accrue de centres tels que Dublin et Luxembourg. » Un intertitre attire notre attention sur la page : « Toujours plus de transparence » … cela va sans dire…
À la fin de la plaquette, nous voyons le financier troquer son costume pour les habits d’une dame patronnesse et accomplir sa « bonne action ». Page 44, on ne sait plus où donner de la tête, nous baignons dans un monde de compassion, de bonté, de don de soi, et les larmes nous viennent aux yeux. « Implication de tous », « intégration handicap », « développement durable », « préoccupations sociétales et environnementales », « tri sélectif », « réduction des déchets », « capital humain » (sic !), « lutte contre toutes les formes de discrimination », « éthique », « partage »… c’est pas des mots forts ça ?
Avec une telle communication, on comprend que Caceis ait obtenu le Top Com d’Or en 2007 pour une de ses campagnes publicitaires. Mais nous sommes ici, et c’est écrit dans la plaquette, dans le domaine de la communication, de la publicité, c’est-à-dire dans l’illusion et la tromperie car la réalité est tout autre.
Caceis ou la vraie vie
Sous le vernis des photos sur papier glacé et les propos convenus d’une langue de bois, se dessine en filigrane une image plus crue, plus dure, celle d’un capital financier sans foi ni loi, le même qui est responsable pour une large part de la crise qui continue de secouer la planète, met en péril les emplois, jette à la rue des millions de familles et veut faire socialiser ses pertes après avoir privatisé ses profits. (...)
Psychanalyse des comptes de sociétés
Au-delà du ridicule de la mise en scène d’ego dont la boursouflure le dispute à l’infatuation, les photos de cette plaquette peuvent donner lieu à une lecture psychanalytique qui a probablement échappé aux exhibitionnistes précités mais qui nous en dit beaucoup sur la façon dont se perçoit le petit monde de la finance.
Ces directeurs évoluent dans un monde artificiel, minéral et froid, bien à l’image de la finance qu’ils représentent. Seules quelques petites vignettes ternes inscrites au pochoir viennent rappeler les villes des différents sièges sociaux. De toute évidence, le vrai monde est absent des photos : pas de terre, de ciel, d’horizon, pas d’arbres non plus et encore moins d’êtres humains en dehors des membres de l’espèce dominante des homo Caceis. Seule se donne à voir l’immédiateté d’un monde déréalisé. Au fil des pages, des pantins costumés échappant à la loi d’apesanteur gesticulent et prennent la pose. Les images ont pour toile de fond un mur de béton gris, dur et froid. Sur ce mur, on distingue à intervalles réguliers six excroissances rappelant à s’y méprendre le mamelon du sein et son aréole.
Sans tomber dans une psychanalyse de bazar, il y a bien quelque chose de l’inconscient qui se manifeste ici. Les attitudes et les postures des dirigeants de Caceis renvoient de façon prémonitoire au comportement de ces financiers, sans repère ni limite, qui ont mené leurs établissements dans le mur ces dernières semaines, les uns et les autres donnant tout son sens à l’expression « ne plus avoir les pieds sur terre », « être hors-sol ».
Les motifs sur les murs figurant des mamelons de sein évoquent le rapport à la mère tout en exprimant un triple refus. Tout d’abord, le nombre de mamelons (six) renvoie incontestablement à l’animalité et à son corollaire le rejet de l’humanité. Le fait que la poitrine se limite au mamelon sans la rondeur du sein marque une désexualisation et une désérotisation. Enfin, la couleur grise évoque la morbidité d’un corps privé de vie. Ces motifs révèlent une forte empreinte du stade oral, le premier stade de l’évolution libidinale [6]. Au vu de tout cela, pouvait-on attendre de financiers immatures, s’attardant dans leur stade prégénital, une attitude adulte et responsable ?
La seule vraie note de couleur est apportée par une petite grenouille rouge à la première et à la dernière page du rapport, mais sa vocation est plus utilitaire qu’esthétique. La couleur rouge, on s’en serait douté, n’est pas une référence subliminale à la Commune et au drapeau des Fédérés, le batracien fait référence au Français « mangeur de grenouilles » et nous renseigne sur le public destinataire de la plaquette : les gros investisseurs anglo-saxons et américains.
La morale de cette histoire
Comme nous pouvions le prévoir, la crise n’a pas servi de leçon aux banquiers. (...)