
Dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, la crise démographique et le pourrissement des questions sociales nourrissent le terreau des négationnistes. De façon de plus en plus ouverte, les nationalismes bâtis sur une réécriture de l’histoire font office de programmes politiques. De Stepan Bandera en Ukraine aux oustachis en Croatie, les criminels redeviennent des héros.
Les Balkans produisent-ils vraiment « plus d’histoire qu’ils ne peuvent en consommer », selon la célèbre formule attribuée à Winston Churchill ? Durant l’été 2016, la Serbie et la Croatie ont encore polémiqué sur ce terrain. Belgrade accuse Zagreb de procéder à une réhabilitation du régime fasciste des oustachis (1941-1944), qui élimina en masse Juifs, Roms et Serbes. Tous les gouvernements nationalistes de la région utilisent, déforment ou manipulent les faits historiques afin de justifier ou d’asseoir leur propre pouvoir. Tous tentent de reformuler des récits nationaux qui éludent ou relativisent la mémoire de la lutte antifasciste, fondement de la Yougoslavie socialiste et fédérale (1945-1991). Vingt-cinq ans après l’éclatement de l’ancien État commun, ce processus s’emballe à nouveau.
Le 22 juillet 2016, la cour d’appel de Zagreb annulait le verdict de 1946 qui reconnaissait le cardinal Alojzije Stepinac (1898-1960) coupable de collaboration avec l’État indépendant croate (Nezavisna Država Hrvatska, NDH), créé en 1941 par les oustachis sous la protection de l’Allemagne nazie. Mgr Stepinac, nommé archevêque de Zagreb en 1937, est une figure hautement controversée. Resté en place tout au long de la guerre, il cautionna ce régime, même si ses partisans rappellent qu’il condamna les politiques raciales dans certaines de ses homélies et affirment que son procès aurait été diligenté par les communistes pour réduire le poids de l’Église catholique en Yougoslavie. Emprisonné à Lepoglava, puis assigné à résidence dans sa bourgade natale de Krašić, près de Zagreb, où il mourut, il fut élevé au rang de cardinal en 1952 par le pape Pie XII et béatifié en 1998 par Jean Paul II. Le Vatican retarde cependant l’avancée de son procès en canonisation afin de ne pas compromettre le dialogue avec le monde orthodoxe, priorité du pape François.
Une étrange et tardive « révolution nationale » est en cours en Croatie. (...)
Ministre de la culture et figure très populaire de ce gouvernement, l’historien négationniste Zlatko Hasanbegović, ancien militant du groupuscule d’extrême droite Pur Parti croate du droit (HČSP) passé au HDZ, rejette l’héritage de l’antifascisme. Il s’agit selon lui d’un « concept vide de sens » avancé par les « dictatures bolcheviques ». Dans ses travaux scientifiques, il tente de relativiser les politiques d’extermination mises en œuvre par le régime oustachi. (...)
« La collaboration n’est pas un crime »
Ce révisionnisme croate participe d’une nouvelle tendance qui affecte toute l’Europe centrale. (...)
La Croatie, qui a les yeux de Chimène pour ses voisins du très conservateur groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie), estime que cette caution européenne lui donne les moyens d’affirmer son « identité nationale », et même une vision très droitière de celle-ci.
Le révisionnisme n’épargne pas la Serbie. (...)
« La collaboration n’est pas un crime. La collaboration n’est qu’une forme de coopération avec l’occupant », affirmait, à l’ouverture du procès, l’un des plus chauds partisans de la réhabilitation du « Pétain serbe », l’historien Bojan Dimitrijević, par ailleurs membre de la direction du Parti démocratique (DS), une organisation rattachée à l’Internationale socialiste (4). (...)
Dans le regard occidental, les Balkans sont toujours spontanément associés à une histoire touffue, confuse. L’argument de la « complexité » permet de refuser tout travail d’intelligibilité et s’inscrit dans un dispositif idéologique que l’historienne bulgare Maria Todorova (5) qualifie de « balkanisme », dans un sens proche de celui donné à l’orientalisme par Edward W. Said.
La perspective d’entrer dans l’Union européenne après la décennie de guerre des années 1990 était censée offrir à la région le moyen de rompre avec la supposée répétition d’un passé tragique. En quelque sorte, cette intégration devait lui garantir une forme de « sortie de l’histoire », inhérente au processus d’européanisation. L’exemple croate montre bien la vanité de ces prétentions. Mais, alors que le processus d’élargissement n’est plus à l’ordre du jour, nombre de diplomates européens s’accommodent fort bien du discours désidéologisé de M. Vučić, dont la principale qualité serait sa capacité à garantir la stabilité de la Serbie. Ce faisant, ils oublient les excès nationalistes du premier ministre, pardonnés comme des « péchés de jeunesse ». Il est vrai que l’échec du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a permis aux anciens « chiens de guerre » de rester sur le devant de la scène politique. (...)
La Macédoine, enfin « réconciliée (6) » sous la houlette de l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure - Parti démocratique pour l’unité nationale macédonienne (VMRO-DPMNE), oublie ainsi les blessures et les divisions de son histoire, alors même que sa naissance en tant qu’État remonte précisément à la résistance antifasciste. C’est ce moment particulier qu’il faut faire disparaître. Les jets d’eau colorés du monument tiennent lieu d’analyse historique, et collaborateurs des nazis comme résistants ne sont plus que les figures hiératiques d’un carrousel privé de sens.