Le couvre-feu renvoie dans l’imaginaire collectif aux guerres du XXe siècle, imposé pendant le Blitz aux habitants de Londres en 1940 ou encore par le gouvernement français aux musulmans algériens en 1961.
Ce qui s’apparente à une mesure militaire –renforçant ainsi le ton martial tenu par certains chefs d’État, d’Élizabeth II à Emmanuel Macron– est au regard du temps long d’abord une mesure de police chrétienne visant à mieux marquer et à différencier le cycle du jour de celui de la nuit.
Au Moyen Âge et à l’époque moderne, avant l’éclairage généralisé, les citadins vivaient un couvre-feu permanent. Retour sur des siècles de confinement nocturne.
L’Ancien Régime nocturne
La nuit est longtemps restée imperméable aux curiosités historiennes. Mais les choses ont changé depuis une vingtaine d’années grâce aux travaux de Jean Verdon sur le Moyen Âge, de Simone Delattre sur les nuits parisiennes au XIXe siècle ou encore ceux d’Alain Cabantous pour l’époque moderne. Ces historiens ont insisté sur un moment décisif situé entre le XVIIIe et le XIXe siècle qui a vu le basculement d’un Ancien Régime nocturne tout modelé par la peur des ténèbres à un nouveau rapport à la nuit, où sortir est devenu une pratique socialement valorisée. (...)
Le couvre-feu –ou courfeu qui donne curfew en anglais– ne recouvrait pas la dimension d’exception qu’il revêt aujourd’hui. L’évolution sémantique qu’en donne Antoine Furetière (1690) est riche de sens pour le citoyen actuel : « Signal de retraite qu’on donne dans les villes de guerre pour se coucher. » Une mesure, toujours selon Furetière, qu’aurait imposée Philippe de Valois au début de la guerre de Cent Ans qui consistait à sonner la retraite par la cloche de l’église ou celle du beffroi ; mais d’ajouter aussitôt qu’elle désigne aussi, au moment où il élabore son dictionnaire, la discipline « de se mettre à couvert des débauchés et des voleurs de nuit ».
Le couvre-feu est alors la norme dans l’ensemble des villes occidentales du XIVe au XVIIIe siècle. Les chartes de coutumes et les ordonnances de police fourmillent d’interdictions de circuler de la tombée de la nuit au lever du jour. Elle est à la fois une mesure préventive contre les incendies qui menacent les maisons en bois, de régulation des horaires de travail et de sûreté publique. (...)
Les historiens ont pourtant démontré à partir d’analyses sérielles des archives judiciaires que crimes et larcins n’étaient pas plus nombreux la nuit que pendant le jour. (...)
Quelques écoliers, dont un certain François Villon, s’attardent malgré le tintement à 21h de la grande cloche de la Sorbonne, chahutent ivres, cherchent à fracturer une porte ou un huis. Un peu plus tard, deux domestiques équipés de lanternes avancent à pas pressés à la recherche d’un chirurgien pour leur maître malade. Au loin, à de rares intervalles, passent les archers du guet. Exceptionnellement, le calendrier chrétien ménage des fêtes nocturnes qui outrepassent le couvre-feu : feux de joie de la Saint-Jean, torches des brandons, chandelles de la Chandeleur.
Les veilleurs de nuit
Jusqu’au XVIIIe siècle, les dispositifs de contrôle des espaces nocturnes sont extrêmement rudimentaires (...)
le couvre-feu est une manière de pallier la faiblesse numérique des forces de l’ordre. En vidant la ville des circulations humaines, le couvre-feu facilite les rondes opérées par les quelques gardes. La main forte déployée la nuit se substitue alors aux régulations sociales exercées par le voisinage pendant le jour.
Le guet est une obligation des corporations auquel s’ajoute à Paris le guet royal (...)
Les serenos que l’on retrouve aux quatre coins de l’Amérique espagnole évacuent les ivrognes, chassent les mendiants, éradiquent les chiens errants tout en criant, à chaque demi-heure et d’une voix lancinante, le temps qu’il fait et l’heure qu’il est.
Il ne faut pas s’imaginer que le couvre-feu était synonyme d’interdiction stricte et totale de circuler dans les rues et, ce faisant, de penser que les rues des villes d’Ancien Régime étaient totalement désertes une fois plongées dans l’obscurité. Mais ceux qui se déplaçaient devaient avoir de bonnes raisons de le faire (...)
En période de troubles, le couvre-feu devenait plus strict, comme au début de la Fronde en 1648 ou pendant la période révolutionnaire en 1792. (...)
L’éclairage public, une révolution globale
La grande révolution du XVIIIe siècle est la diffusion de la lumière artificielle. Ce qui nous semble aujourd’hui d’une banalité déconcertante –se promener dans des rues éclairées– est en réalité le résultat d’un processus qui s’étala sur près de deux siècles, du XVIIIe au XIXe siècle, un processus global qui transforme en profondeur notre rapport à la nuit (...)
Grâce aux travaux de Sophie Reculin, on sait que dans le royaume de France la généralisation des lanternes à chandelle, puis à huile (réverbères dotés de miroirs), avant que le gaz et l’électricité ne s’imposent, fut un processus au long cours –ni linéaire, ni consensuel. Cette nouveauté était en effet loin de susciter l’approbation du voisinage : pourquoi éclairer les rues s’il n’y avait rien à y faire ? N’est-ce pas un moyen d’encourager les vices nocturnes ? (...)
Il faut rentrer franchement dans le XIXe siècle pour voir s’épanouir dans les grandes villes l’ère du noctambulisme. (...)
La pratique du couvre-feu avait alors disparu avant d’être brutalement restaurée pendant l’occupation prussienne de Paris en 1870.
En définitive, et au regard du temps long du confinement nocturne, le couvre-feu imposé par les pouvoirs publics est d’un genre nouveau : ni mesure militaire, ni disposition chrétienne visant à instaurer une alternance claire entre travail et repos, il relève d’une police sanitaire déployée dans le contexte très spécifique de la pandémie de Covid-19 qui, faut-il le rappeler, reste pour l’heure la moins faucheuse de l’histoire de l’humanité.