
Nous sommes dans une situation étrange : alors que la persuasion est partout, que ses procédés nous assaillent de toute part, élèves et étudiants ne sont préparés ni à la pratiquer ni à la décoder. Malgré la volonté de quelques enseignants et la ténacité de quelques chercheurs en communication, il n’y a nulle part de véritable programme de sensibilisation à l’argumentation, c’est-à-dire à un convaincre non- manipulatoire.
A cause de ce vide relatif, on a vu proliférer ces dernières années, dans le monde de l’entreprise, de la communication, ainsi que dans l’immense marché que constitue la « recherche de l’épanouissement personnel », de multiples « théories », souvent vendues à prix d’or, qui justifient « scientifiquement » l’instrumentalisation et la manipulation d’autrui comme mode d’être en société.
Car le XXe siècle est témoin d’un paradoxe qui a été peu souligné jusqu’à présent. D’un côté on a vu se développer, d’une manière qui n’a pas de précédent, toute sorte de pratiques de la persuasion. Les batailles idéologiques se sont succédé par vagues, mobilisant des foules immenses. Les ressources de la propagande, de la désinformation, de la manipulation psychologique ont été massivement utilisées tout au long de ce siècle, en période de guerre comme en période de paix. Même la progression mondiale, à l’heure actuelle, du libéralisme constitue, sous des formes nouvelles, un immense enjeu de persuasion. Le développement du secteur marchand, lui aussi sans précédent, se nourrit de l’emprise majeure de la publicité sur les consciences, vaste entreprise de conviction peu regardante sur les moyens.
D’un autre côté, malgré cette présence massive, la parole pour convaincre se déploie dans un vide presque total de réflexion, d’enseignement, de culture, et pour tout dire, d’éthique. Il n’y a pas de véritable « culture du convaincre » à la mesure d’une civilisation qui ne cherche plus dans les normes du passé et de la tradition les raisons de son destin.
Manipuler les esprits (...)
On peut se demander si nous n’assistons pas à un véritable déclin de la parole et de la fonction qu’elle remplit dans le progrès de la civilisation (...)
Lutter contre le déclin de parole passe par tout ce qui permet de rendre discutable notre destin commun, par le refus de la météorologisation du politique et de l’assimilation sémantique si répandue, du chômage à une sorte d’anticyclone des Açores, c’est-à-dire à un phénomène sur lequel nous n’aurions aucune prise.
Un autre signe du déclin de la parole est l’absence de référence, dans l’espace public, à des normes qui réguleraient l’emploi de tel ou tel type de procédés visant à convaincre. Il est frappant de voir l’absence de disjonction, dans les démocraties modernes, entre l’univers des fins et celui des moyens.
Si les fins sont bonnes, alors tous les moyens peuvent être mis à leur service. La fascination pour la technique n’est pas étrangère à ce curieux blanc-seing donné aux moyens de communication. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la propagande est diabolique lorsqu’elle est au service des régimes totalitaires, mais devient d’une certaine façon respectable lorsqu’elle est mise au service d’idéaux démocratiques. (...)
Ne faut-il pas réfléchir à une disjonction entre une éthique des fins et une éthique des moyens, qui partirait du principe que toute parole, quelle qu’elle soit, se corrompt d’être diffusée à l’aide de procédés manipulatoires qui ne respectent ni celui qui l’émet ni celui qui la reçoit ? (...)
Il en est de ces normes comme de toute parole dans l’espace public : on peut tout dire, tout faire. Toute idée qui trouve preneur serait légitime du fait même qu’elle trouve preneur. C’est ainsi que les lois du marché contaminent jusqu’au monde des idées et des moyens de les communiquer. Il faut rappeler que de la même façon que nous avons renoncé, en signe de civilisation, à l’exercice de la violence et de la vengeance privée (5), nous avons reconnu, au moment même de la naissance de la démocratie, des normes qui permettent de renoncer à la violence psychologique que constitue la manipulation de la parole. Il est peut-être temps de les réactiver, d’en souligner l’importance pour la démocratie et de montrer l’intérêt que chaque citoyen pourrait en retirer. (...)
Une des fonctions civiques essentielles de l’enseignement ne serait- elle pas de montrer que les grandes valeurs démocratiques ne sont rien si les moyens pour les défendre ne sont pas, eux aussi, au service du recul de la violence et de la construction d’un lien social solidaire, c’est-à-dire, respectueux de la relation à autrui ?
Philippe Breton
Sociologue, Strasbourg. Ce texte est extrait de son ouv rage Le Culte d’Internet. Une menace pour le lien social ? (...)