
Chercheuse américaine en sciences politiques, Cara Daggett propose une lecture féministe du climato-scepticisme. À travers le concept de « pétro-masculinité », elle démontre en quoi les énergies fossiles constituent un élément central de l’identité masculine dominante, mais aussi comment l’extrême droite gagne du terrain sur la question climatique. Entretien.
Cara Daggett : La pétro-masculinité est un terme que j’utilise pour réfléchir au lien entre les énergies fossiles et le pouvoir patriarcal blanc. Dans un article publié en juin 2018, intitulé « Petro-masculinity : Fossil Fuels and Authoritarian Desire », j’ai réfléchi au fait que ce n’était pas une coïncidence si les hommes américains blancs et conservateurs – quelle que soit leur classe sociale – semblaient être parmi les détracteurs les plus véhéments du réchauffement climatique, ainsi que les principaux partisans des combustibles fossiles en Occident.
Le concept de pétro-masculinité m’a permis de mieux appréhender la façon dont les mouvements d’extrême droite étaient à la fois misogynes et climato-négationnistes. Plutôt que de considérer ces deux positions réactionnaires comme des problèmes séparés, j’ai tenté d’apprécier comment elles sont étroitement associées.
En effet, si les masculinités sont multiples, en parlant de la pétro-masculinité, j’essaie de comprendre comment les combustibles fossiles comme le pétrole sont devenus des éléments centraux pour certaines expressions dominantes de l’identité masculine moderne.
Les énergies carbonées fournissent du carburant et d’énormes profits aux États et aux entreprises, mais elles sont aussi devenues de puissants symboles conservateurs, des représentations sociales de l’autonomie et de l’autosuffisance, notamment dans certaines anciennes régions charbonnières ou pétrolifères des États-Unis, comme les Appalaches ou le Texas - même si elles emploient de moins en moins de personnes.
C’est pourquoi il est important d’interroger les deux discours que les intérêts privés liés aux énergies fossiles nous répètent, encore et encore, afin d’entraver l’action climatique : que les combustibles fossiles sont synonymes d’emplois et d’indépendance nationale.
Si ces récits ont encore un tel attrait, c’est parce qu’ils s’appuient sur de puissantes identités masculinisées impliquant le travail, la productivité et le nationalisme, trois dogmes qui contribuent à ce que les Américains ne considèrent la terre que comme une ressource à exploiter.
Je pense que cette association entre masculinité dominante et pouvoir attribué aux combustibles a profondément imprégné la perception occidentale de la nature. Un point de vue où la nature est appréhendée comme extérieure aux humains, quelque chose qu’il vaut mieux contrôler et utiliser comme une ressource au service de la croissance économique. Cela s’inspire de l’intuition écoféministe selon laquelle la subordination des femmes et celle de la nature sont historiquement liées. (...)
Les groupes réactionnaires ne font pas toujours explicitement le lien entre leur haine du féminisme et leur déni du changement climatique, et pourtant l’ordre hiérarchique qu’ils veulent maintenir à tout prix repose à la fois sur le sexisme et la subordination de la nature. (...)
Alors que la planète se réchauffe, de nouveaux mouvements autoritaires en Occident embrassent une combinaison toxique de déni climatique, de racisme et de misogynie. Lors de sa dernière campagne électorale, Donald Trump a parlé du « Suburban Lifestyle Dream » [« le rêve du mode de vie suburbain » – ndlr], un fantasme qui combine tous les vecteurs du sexisme, du racisme, du colonialisme de peuplement et du préjudice écologique.
Mais il est important de reconnaître que Trump ne représente pas quelque chose de complètement nouveau. Il s’appuie sur des forces politiques de longue date et les rassemble.
Il est probable que la question climatique continue d’animer les sphères de droite. Il y a une hypothèse, libérale, concernant la climatologie qui a été mise à mal : l’hypothèse selon laquelle, face aux preuves croissantes du réchauffement climatique, les gens finiront par reconnaître sa réalité et agiront ensuite pour l’atténuer.
Ainsi, plutôt que de considérer le climato-scepticisme comme un échec de la communication scientifique, il est important de comprendre comment le déni climatique peut être lié à des identités et des désirs puissants. (...)
Malheureusement, même si cela a été un soulagement lorsque Trump a perdu sa réélection, je ne pense pas que nous ayons vu la fin de la politique de refus du changement climatique, que ce soit aux États-Unis ou dans le monde. (...)
L’histoire de la construction des banlieues américaines autour des autoroutes, qui nécessitent des voitures individuelles pour se déplacer, a laissé une forte empreinte dans notre société. Cette division de l’espace est une division raciale, en termes de ségrégation, de construction d’autoroutes à travers les quartiers noirs, et d’octroi de meilleurs prêts et d’avantages financiers aux Blancs.
Il s’agit également d’une division sexiste. La séparation des sphères publiques et privées – les femmes étant idéalement confinées dans le foyer privé – a été gravée dans le paysage. Enfin, c’est une division écologique, en ce sens que l’Amérique, en tant que colonie de peuplement, entretient des relations avec la terre par le biais de la propriété privée, plutôt que par un sentiment de relation mutuelle avec un monde écologique dont nous dépendons. (...)
Il convient de noter que les femmes peuvent également souscrire à la pétro-masculinité. Par exemple, les données suggèrent qu’environ la moitié des femmes blanches aux États-Unis ont voté pour Trump lors des deux élections, et que nombre d’entre elles continuent de soutenir le parti républicain.
C’est pourquoi la notion selon laquelle les femmes sont plus progressistes doit vraiment être nuancée en termes de race et de classe (...)
L’American way of life fonctionne à travers de multiples hiérarchies et les femmes peuvent également être attachées à ce mode de vie, même si elles en sont simultanément victimes. (...)
La foi dans la technologie semble apolitique, mais en fait, elle contribue à maintenir le business as usual. En effet, si la technologie est comprise comme une solution politiquement neutre, les hiérarchies de race, de classe ou de sexe n’ont pas à être prises en compte pour la résolution des problèmes liés au changement climatique – hormis les efforts visant à inclure davantage de femmes et de personnes non blanches dans l’ingénierie. En fait, les éco-modernistes vont jusqu’à supposer que les technologies peuvent également contribuer à corriger ces hiérarchies.
Leur fantasme est que la technologie peut accroître le bien-être de tous, sans qu’il soit nécessaire de redistribuer la terre et les richesses qui ont été volées et extraites au fil du temps. En d’autres termes, l’injustice est considérée comme un effet secondaire malheureux de la modernité industrielle.
Être contre l’éco-modernisme ne signifie pas être contre la technologie, mais cela implique de repenser à qui profite la technologie. (...)
Le genre et la sexualité structurent aussi la question climatique, et c’est pourquoi les mouvements féministes, transgenres et queers sont importants pour perturber la façon dont le pouvoir s’exerce à travers la binarité homme-femme, ainsi qu’à travers la famille hétéronormative.
Les deux ont joué un rôle important dans la justification des violences écologiques.
Il est également intéressant de prêter attention à la façon dont les masculinités hégémoniques sont référencées et satisfaites à gauche, et d’examiner ce besoin de faire appel à des visions traditionnelles du genre et de la famille pour vendre des politiques « vertes ».
Cependant, d’un point de vue stratégique, je mettrais plus l’accent sur les besoins matériels, plutôt que d’essayer de convertir les gens à de nouvelles identités. (...)
les changements matériels et structurels fondés sur les besoins des populations marginalisées et la réaffectation de l’argent des budgets de la police et de l’armée à ces objectifs peuvent être très bénéfiques.
C’est l’objectif des revendications écologistes portées par Black Lives Matter [notamment autour du racisme environnemental – ndlr], ou du Red New Deal rédigé par les mouvements indigènes. En termes de politique internationale, cela signifie également la redistribution et la restitution des terres aux peuples autochtones, l’annulation de la dette du Sud et les réparations climatiques.
Ce sont des demandes importantes, et la droite n’est pas la seule à s’y opposer car on ne parle pas ici d’une vision du monde hypernationaliste portée par les tenants de la pétro-masculinité, mais plus généralement de la suprématie masculine.