Le 4 janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser a rejeté la demande américaine d’extradition de Julian Assange. C’est une victoire, certes. L’enfermement d’Assange pour le reste de sa vie aux États-Unis, pour avoir exposé les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en Irak, en Afghanistan et à Guantanamo, a été bloqué. Du moins provisoirement.
Parce que, sur le fond, Baraitser a accepté toutes les accusations américaines contre Assange.
Le seul argument retenu par la juge pour ne pas extrader Assange est son état de dépression et la possibilité qu’Assange se suicide s’il est enfermé dans une prison supermax aux États-Unis. Elle a déclaré : « Les protections à la prison de Belmarsh limitent le risque de suicide, mais les conditions d’isolement quasi total aux États-Unis n’empêcheront pas M. Assange de trouver un moyen de se suicider et pour cette raison je décide que l’extradition serait une mesure tyrannique pour cause du préjudice moral » (2). Sur « les risques limités » à Belmarsh, disons juste ceci. Le 20 février 2020, un détenu de 36 ans y a été tué par deux codétenus. Le 2 novembre 2020, un Brésilien, qui traduisait pour Assange les lettres reçues en portugais et qui se trouvait dans l’aile même où se trouve Assange, s’y est suicidé parce qu’il allait être expulsé vers le Brésil ! (3)
Mais, pour la juge, il y a pire : s’il était extradé, Assange serait en effet détenu dans une prison supermax, comme celle au Colorado, décrite par un ancien directeur comme une “version propre de l’enfer ” et un “destin pire que la mort”. La juge a ajouté qu’en plus de son isolement, il y avait « un risque réel » qu’Assange soit soumis aux SAM, les mesures spéciales administratives. (...)
La prison de Belmarsh, le Guantanamo britannique
Des éléments décisifs sur l’état de santé d’Assange en lien avec les conditions carcérales ont été apportés par la défense et la campagne internationale pour Assange. Prouvant qu’extrader Assange reviendrait à lui faire subir le même traitement qu’a vécu Chelsea Manning, cette lanceuse d’alerte qui avait plusieurs fois essayé de se suicider en prison, la dernière fois en mars 2020.(4)
En décembre 2015 déjà, le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire était intervenu pour dénoncer le calvaire carcéral de Julian Assange : « Depuis son arrestation le 7 décembre 2010, il a été enfermé pendant dix jours dans la prison de Wandsworth à Londres, puis il a été assigné à résidence pendant 550 jours, puis il a connu près de sept ans d’autodétention à l’ambassade équatorienne à Londres, sous la menace d’une arrestation s’il mettait un pied dehors ». (5) Depuis avril 2019, l’asile politique lui ayant été retiré suite au changement de gouvernement en Équateur, et après avoir été évacué par la force de cette ambassade, Assange est enfermé dans un isolement quasi total à Belmarsh.
La prison de Belmarsh a été construite en 1991 en tant que première prison supermax en Grande-Bretagne, destinée aux détenus considérés comme (très) dangereux et/ou comme une « menace pour la sécurité nationale ». Elle a des dispositions spécifiques pour la détention de terroristes, y compris un tunnel qui mène à un tribunal à proximité, résistant à des attentats à la bombe. À Belmarsh, il existe une prison au sein de la prison, une unité de haute sécurité HSU, qui peut contenir quarante-huit détenus. Ce sont des personnes qui « posent un grand risque d’évasion, des terroristes, des personnes qui radicalisent d’autres, ou qui continuent des activités criminelles de l’intérieur de la prison ». Au début, cette unité servait presque exclusivement à détenir des prisonniers de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise. À partir du 11 septembre 2001, jour des attentats de New York, HMP Belmarsh a commencé à porter le nom de « Guantanamo britannique ». Parce que comme à Guantanamo, un nombre de personnes y étaient enfermées indéfiniment, uniquement sur base de suspicion, sans inculpation, sans procès, en vertu des dispositions de la loi britannique de 2001 sur la lutte contre le terrorisme, la criminalité et la sécurité.
Même s’il ne se trouve pas dans la section HSU, Assange est traité comme s’il y était. (...)
« le traitement cruel que subit Assange au quotidien se prolonge pendant les audiences du procès. Après qu’Assange est réveillé, il est fouillé à nu, il prend son petit déjeuner, il est transporté enchaîné et debout dans une camionnette vers la salle d’audience où il est enfermé dans une cage en verre. Ceux qui se trouvent les plus proches de lui, ce n’est pas son équipe de défense, mais plutôt les procureurs, qui peuvent l’entendre quand il parle. Il ne peut pas parler à ses avocats. Au lieu de cela, il a dû écrire des notes et se mettre genoux pour les placer à travers une fente. » (6)
Le 31 mai 2020, Nils Melzer, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, après un examen d’Assange à Belmarsh, avait conclu que son isolement prolongé et la diffamation incessante dont il est victime, équivalent à « des formes de plus en plus graves de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dont les effets cumulatifs pouvaient être décrits comme une torture psychologique ». La crise Covid a encore aggravé ces conditions de détention. (...)
Malgré la situation dangereuse et inhumaine dans laquelle se trouve Assange, le tribunal lui refuse sa mise en liberté sous caution, le 6 janvier 2021. Ce qui fait de lui un journaliste en prison, en isolement, dans l’attente, non pas d’un procès, mais d’un éventuel appel de l’accusation. La voie vers son extradition reste ainsi ouverte : aucun des points fondamentaux de l’accusation n’a été remis en question par la juge et le point motivant le refus, la santé et les conditions d’incarcération, offre la possibilité au procureur américain de promettre des améliorations et des garanties. (...)
Supermax aux États-Unis
Le jugement sur Assange est malgré lui l’aveu de la monstruosité du système carcéral qui se pratique aux États-Unis et qui se propage aussi bien en Europe que sur d’autres continents. Eliane Martinez, de Prison Insider, écrivait : « Le modèle supermax est en train de se généraliser au monde entier… Il est considéré comme un traitement inhumain par le Comité contre la torture de l’ONU » (8) .
Quel est ce modèle supermax ? Le système supermax aux États-Unis date des années 1980. Depuis, au moins une soixantaine de prisons supermax ont vu le jour, ainsi que des dizaines de sections d’isolement dans les prisons de haute ou moyenne sécurité. Ces sections d’isolement portent le nom de SHU, IMU, SMU, AU, CU (Security Housing Unit, Intensive Management Unit, Special Management Unit, Administrative segregation, Control unit). On estime que 80 000 à 100 000 détenus se retrouvent enfermés dans les prisons supermax ou les sections d’isolement pour des périodes allant de quinze jours à des années et même à des décennies. (...)
Sous ce régime, le détenu se retrouve seul en cellule. Celle-ci est peinte en blanc, sans air frais et sans lumière du jour. Le prisonnier est enfermé dans cet environnement stérile pendant 22 à 23 heures sur 24. Sortir de la cellule vers l’extérieur se fait seul et dans un espace comparable à celui de la cellule. Il n’y a pas de contacts avec d’autres humains, il n’y a pas d’accès à des endroits ou à des activités communes et le prisonnier est sous surveillance high tech en permanence. Dans la cellule de 7,5 à 9m², le plus souvent tous les meubles sont fixés dans le sol (...)
« Le taux de suicides de 2015 à 2019 est plus de cinq fois plus élevé dans les unités d’isolement que dans le reste du système carcéral. Ce chiffre est probablement beaucoup plus élevé en raison du manque de données sur les suicides dans ces unités d’isolement. Dans la même période il y a eu 688 tentatives de suicide dans les prisons d’État. 43% de ces tentatives de suicide ont eu lieu dans des unités spéciales d’isolement, à un rythme 12 fois supérieur à celui du reste du système carcéral. » (9)
Des témoignages accablants (...)
Quant à l’accès à un centre médical, « il faut être quasi mourant » pour pouvoir y entrer. (...)
« M. Assange pourrait passer le reste de sa vie dans une unité d’isolement [unité H], où lui serait refusé l’accès aux besoins humains fondamentaux. Cela comprendrait de n’avoir aucun contact physique avec famille ou amis. Les détenus qui s’y trouvent connaissent la dépression, l’anxiété, la paranoïa, des épisodes psychotiques et le risque de suicide y est élevé. »
Une avocate de la défense, Lindsay Lewis, qui était aussi l’avocate du Britannique Abu Hamza, extradé aux États-Unis en 2012 et enfermé à vie dans la prison supermax de Florence depuis 2015, a confirmé le témoignage de Baird. Selon elle, Assange serait soumis au même régime qu’Abu Hamza. Ce dernier ne reçoit pas les soins de santé nécessaires pour son diabète, pourtant promis lors de l’acceptation de son extradition, pour ses deux bras amputés et pour ses problèmes dentaires, causés par le fait qu’il a été forcé d’ouvrir des boites de conserve avec les dents. (...)