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Le marché bio s’envole, les paysans bio craignent de perdre leur âme
Article mis en ligne le 27 mai 2017
dernière modification le 24 mai 2017

L’attrait des consommateurs pour le bio ne cesse d’augmenter, mais les producteurs ont du mal à suivre cette évolution. Comment ne pas abandonner le terrain à la grande distribution tout en conservant intactes des valeurs construites hors du secteur concurrentiel ?

Le marché de la consommation de produits bio en France ? Ça va plutôt bien, merci. Au point que, finalement, non, ça va trop bien et que c’est un problème. La demande a dépassé l’offre. Et les paysans bio de l’Hexagone se retrouvent face à un dilemme stratégique, assorti d’effets immédiats sur la philosophie de leur engagement bio. Soit ils tentent d’accroître les productions, leurs surfaces, leur efficacité, au risque de perdre leurs fondamentaux, leurs principes de travail, avec tous les risques d’une fuite en avant. Ou alors, ils peuvent ne pas tenir compte de cette poussée de la demande et la considérer comme conjoncturelle, c’est-à-dire rester petits et vendre localement. Cela pourrait laisser la grande distribution mettre la main sur des parts de marché en recourant à l’import et aux exploitations bio de grande taille. Pour la proximité et les circuits courts, on repassera. « De gros groupes cherchent des producteurs bio voulant implanter des poulaillers », relate par exemple Céline Girault, directrice du GAB44, le groupement des agriculteurs biologiques de Loire-Atlantique.

Neuf Français sur dix mangent régulièrement ou occasionnellement bio. Douze ans plus tôt, ils n’étaient qu’un sur deux. (...)

« La consommation bio a doublé en cinq ans : la demande grimpe plus vite que l’offre, surtout en lait et en œufs, avec des circuits conventionnels de distribution qui n’arrivent pas à se fournir et sont donc très demandeurs. Comment les filières bio peuvent-elles se positionner dans ce contexte de changement d’échelle ? Il y a le risque d’y perdre son âme », note Yvan Dufeu, chercheur à Oniris, l’école vétérinaire de Nantes.
« Le label européen est une victoire des marchés concurrentiels »

On manque de lait bio. Depuis 2016, un litre de lait sur dix est un produit bio. La demande a progressé de plus de 5 % l’an dernier, mais doit faire face à une « pénurie conjoncturelle de lait bio français », selon Syndilait, organisation regroupant les grosses coopératives produisant du lait conventionnel et bio, et qui estime que la production en bio devrait augmenter de 20 à 25 % dans les douze mois qui viennent, compte tenu des conversions qui imposent deux ans de transition. (...)

« Comment résister face à la grande distribution quand les marchés vont redevenir plus concurrentiels ? » pointe Yvan Dufeu. Le chercheur pense qu’affronter la grande distribution est possible avec une organisation collective, pour faire baisser les coûts logistiques, planifier les ventes et envisager le marketing des produits. Les regroupements de producteurs peuvent aussi se faire, selon lui, sur des points précis, avec GIE (groupement d’intérêt économique) voués au transport, des centres de stockage, des outils informatiques tels que logiciels et plates-formes internet, tout en veillant à ne pas s’éloigner du consommateur, par exemple en maintenant un blog actif donnant des nouvelles de la ferme, des naissances si c’est de l’élevage, des semailles et récoltes, des nouvelles productions.
« Ça risque de ressembler aux rapports habituels avec à la grande distribution »

La situation est un peu la même partout en France, où le chiffre d’affaires 2016 a été évalué à 7 milliards d’euros, soit un milliard de plus que l’année précédente. Une année « historique » selon l’Agence bio, groupement d’intérêt public français. (...)

"Dans le contexte de demande exponentielle, les risques sont grands de rentrer dans des systèmes concurrentiels, avec une course aux prix et aux capitaux, et des agrandissements de structures », sacrifiant aux volontés de solidarité et d’activités équitables. (...)

Exemple local d’un point de tension entre production et distribution, pourtant avec un réseau alternatif en voie de création. Scopéli, un « supermarché coopératif et participatif », est en phase projet à Rezé, commune jouxtant Nantes. L’initiative suit le modèle du New-Yorkais Park Slope à Brooklyn, comme il s’en monte à Paris (La Louve), mais aussi à Lille (Superquinquin), Bordeaux (Supercoop), Toulouse (La Chouette Coop), Montpellier (La Cagette), Biarritz (Otsokop), Grenoble (L’Éléfàn), Nancy (La Grande Épicerie générale)…

À l’assemblée générale du GAB44, à la mi-mars dans un lycée agricole de la périphérie nantaise, le sujet est polémique. (...)

« Il y a des limites aux capacités humaines »

Les initiateurs du projet se veulent rassurants : « Tout nouveau système ou opérateur attise les peurs. Rien de plus normal. Mais dans un marché avec une croissance à 20 %, je ne vois pas comment les offreurs ne pourraient pas maintenir leur prix, voire les augmenter… Mais faut pas leur dire ! répond Frédéric Ratouit, cheville ouvrière du projet Scopéli. Je pense qu’il s’agit plus d’un manque d’infos. Si on veut que plus de monde mange bio et local, il faudra bien que la production augmente localement, puisqu’on ne veut pas diffuser du bio qui vient de loin alors qu’il peut être produit localement. »

L’objectif affiché par Scopéli est de payer le producteur à un juste prix (...)

Frédéric Ratouit admet qu’il peut y avoir des mécontentements, mais cite des exemples de la bonne volonté expansionniste de paysans locaux : une fromagère qui alimente une Amap « qui veut bien augmenter son cheptel pour développer son activité et l’emploi » ; un maraîcher installé récemment « qui serait prêt à cultiver un demi-hectare de plus en défrichant en peu plus le terrain sur lequel il est » ; un producteur d’œufs et poulets qui doit transmettre bientôt son exploitation avec une production qui pourrait grimper de 40 %. (...)

76 % des produits bio consommés en France sont produits dans le pays

Du côté des grands groupes de distribution, les parts de marchés du bio ouvrent l’appétit. La stratégie du groupe Carrefour, qui s’est lancé dans le bio en 2013, passe par la création de magasins exclusivement bio. Auchan lui emboîte le pas avec des magasins 100 % bio, Cœur de nature. Casino a acheté l’enseigne Naturalia, Carrefour le leader français de l’e-commerce bio Greenweez. Toutes les enseignes étoffent leurs rayons, multiplient les références de produits, créent leur marque de distributeur, inaugurent des magasins de ville jouant la petite taille et la proximité, et ouvrent de plus grosses surfaces en périphérie des villes. L’exigence d’une étiquette bio passe avant la provenance et l’import de produits lointains. (...)

Selon l’Agence bio, 76 % des produits bio consommés en France sont produits dans le pays. Parmi les produits importés, la moitié a pour source des pays membres de l’Union européenne, l’autre moitié arrive du reste du monde.
L’importation est inéluctable, plaident les grandes enseignes, sinon on ne pourrait répondre à la demande. Si on regarde les produits, surtout transformés, on trouvera facilement chez Carrefour bio, par exemple, une « poêlée de légumes grillés cuisinée en Italie à partir de légumes cultivés dans l’Union européenne », des carottes, petits pois ou épinards « cultivés en Belgique et aux Pays-Bas, puis surgelés en Belgique » ou des gambas d’aquaculture indonésienne.