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le Monde Diplomatique
Le modèle qui inspire Emmanuel Macron L’enfer du miracle allemand
> Septembre 2017
Article mis en ligne le 10 septembre 2018
dernière modification le 9 septembre 2018

(...) À l’extérieur, sur le parking de la barre de logements sociaux, la « cellule de soutien mobile » du centre des chômeurs de Berlin est déjà à pied d’œuvre. Sur une table pliante installée devant le minibus de l’équipe, Mme Nora Freitag, 30 ans, dispose une pile de brochures intitulées « Comment défendre mes droits face au Jobcenter. » « Cette initiative a été montée en 2007 par l’Église protestante. Il y a beaucoup de détresse, beaucoup d’impuissance, aussi, devant ce monstre bureaucratique que les chômeurs perçoivent non sans raison comme une menace. »(...)

Un des régimes les plus coercitifs d’Europe

Hartz IV : ce marquage social découle du processus de dérégulation du marché du travail, dit Agenda 2010, mis en place entre 2003 et 2005 par la coalition Parti social-démocrate (SPD) - Verts du chancelier Gerhard Schröder. Baptisé du nom de son concepteur, M. Peter Hartz, ancien directeur du personnel de Volkswagen, le quatrième et dernier volet de ces réformes fusionne les aides sociales et les indemnités des chômeurs de longue durée (sans emploi depuis plus d’un an) en une allocation forfaitaire unique, versée par le Jobcenter. Le montant étriqué de cette enveloppe — 409 euros par mois en 2017 pour une personne seule (1) — est censé motiver l’allocataire, rebaptisé « client », à trouver ou à reprendre au plus vite un emploi, aussi mal rémunéré et peu conforme à ses attentes ou à ses compétences soit-il. Son attribution est conditionnée à un régime de contrôle parmi les plus coercitifs d’Europe.(...)

En 2005, on pouvait lire dans une brochure du ministère de l’économie, préfacée par le ministre Wolfgang Clement (SPD) et intitulée « Priorité aux personnes honnêtes. Contre les abus, les fraudes et le self-service dans l’État social » : « Les biologistes s’accordent à utiliser le terme “parasites” pour désigner les organismes qui subviennent à leurs besoins alimentaires aux dépens d’autres êtres vivants. Bien entendu, il serait totalement déplacé d’étendre des notions issues du monde animal aux êtres humains. » Et, bien entendu, l’expression « parasite Hartz IV » fut abondamment reprise par la presse de caniveau, Bild en tête.(...)

La vie des allocataires est un sport de combat. Leur minimum vital ne leur permettant pas de s’acquitter d’un loyer, le Jobcenter prend celui-ci en charge, à la condition qu’il ne dépasse pas le plafond fixé par l’administration selon les zones géographiques. « Un tiers des personnes qui viennent nous voir le font pour des problèmes de logement, déclare Mme Freitag. Le plus souvent parce que l’envolée des loyers dans les grandes villes, notamment à Berlin, les a fait sortir des clous du Jobcenter. Elles doivent soit déménager, mais sans savoir où, car le marché locatif est saturé, soit régler la différence de leur poche en rognant sur leur budget alimentaire. » Sur les 500 000 « Hartz IV » vivant à Berlin, 40 % paieraient un loyer qui excède la limite réglementaire.

Le Jobcenter peut aussi débloquer au compte-gouttes des aides d’urgence. Cela lui confère un droit de regard qui s’apparente presque à un placement sous curatelle. (...)

Par sa philosophie, ce régime inquisitorial se trouvait déjà en germe dans le manifeste signé en juin 1999 par M. Schröder et son homologue britannique Anthony Blair. Les deux prophètes de la « social-démocratie moderne » y proclamaient la nécessité de « transformer le filet de sécurité des acquis sociaux en un tremplin vers la responsabilité individuelle ». Car, précisait ce texte intitulé « Europe : la troisième voie, le nouveau centre », « un travail à temps partiel ou un emploi faiblement rémunéré valent mieux que pas de travail du tout, parce qu’ils facilitent la transition du chômage vers l’emploi ». Un pauvre qui sue plutôt qu’un pauvre qui chôme : cette vérité de café du commerce a servi de matrice idéologique à la « césure sans doute la plus importante dans l’histoire de l’État social allemand depuis Bismarck », selon la formule de Christoph Butterwegge, chercheur en sciences sociales à l’université de Cologne (3).

En France, les lois Hartz constituent depuis douze ans une source inépuisable de ravissement dans les cercles patronaux, médiatiques et politiques. L’ode rituelle au « modèle allemand » a encore gagné en puissance depuis l’arrivée à l’Élysée de M. Emmanuel Macron, pour qui « l’Allemagne a formidablement réformé (4) ». Un point de vue rarement contesté par les éditorialistes.(...)

Nul n’a su mieux résumer l’esprit de Hartz IV que le président français lorsqu’il a expliqué le 3 juillet, devant le Parlement convoqué à Versailles, que « protéger les plus faibles, ce n’est pas les transformer en assistés permanents de l’État », mais leur donner les moyens de — et éventuellement les obliger à — « peser efficacement sur leur destin ». En une acrobatie verbale proche de celles effectuées naguère par les promoteurs de Hartz IV, il ajoutait : « Nous devons substituer à l’idée d’aide sociale (...) une vraie politique de l’inclusion de tous. » Pour M. Schröder, le mot d’ordre à l’encontre des pauvres était plus lapidaire : « Encourager et exiger » (« fördern und fordern »).(...)

Enfourner les chômeurs dans l’entonnoir salarial imposait de forger un large attirail d’outils à destination des employeurs : défiscalisation des bas salaires, lancement des minijobs à 400, puis 450 euros par mois, déplafonnement du recours au travail temporaire, subventions aux agences d’intérim faisant appel à des chômeurs de longue durée, etc. La fièvre de l’or s’empare des entrepreneurs, en particulier dans l’industrie des services. Ravitaillés en troupes fraîches par les Jobcenters, ils profitent de l’aubaine pour transformer des emplois réguliers en postes précaires (...)

Nul n’est à l’abri du hachoir, pas même les enfants d’allocataires Hartz IV âgés de 15 à 18 ans : en échange de leurs 311 euros mensuels versés au budget de la famille, et même s’ils vont encore à l’école, le Jobcenter peut les convoquer à tout moment pour leur « conseiller » de s’orienter vers tel ou tel secteur sous tension et leur couper les vivres s’ils ratent un rendez-vous. Effet pédagogique garanti sur l’adolescent qui porte déjà « Hartz IV » tatoué sur le front.(...)

À l’heure où, en France, on s’interroge sur la possibilité de faire obstacle aux ardeurs réformatrices de M. Macron, de nombreux syndicalistes allemands retiennent leur souffle. « Les réformes Macron nous inquiètent énormément, car elles risquent de tirer les salaires vers le bas et de faire tache d’huile chez nous », lâche M. Dierk Hirschel, un dirigeant de Ver.di. « Pour nous, la France était exemplaire à bien des égards, ajoute son collègue Ralf Krämer. L’évolution actuelle nous paraît tragique. On espère que les syndicats français ne répéteront pas nos erreurs et sauront se montrer plus offensifs que nous ne l’avons été. »