
A Ottawa, la capitale du Canada, le maire jugeant la situation « hors de contrôle » a décrété l’état d’urgence dimanche 6 février. Une première dans ce pays réputé calme, où la démocratie fonctionne. En réalité, Ottawa fait partie d’un archipel de la colère qui prospère partout dans le monde. Et qui alerte les géographes. (Par Gilles Fumey)
Colères, haines, violences, guerres civiles, autoritarisme politique. Autant de signaux qui construisent l’idée que les émotions se crispent jusqu’à pousser des milliers de manifestants dans les rues[1], qu’un mal être s’étend un peu partout dans le monde. Aucun pays ne semble y échapper totalement. Les institutions qui promeuvent la paix sont à la peine. Myriam Benraad, autrice d’une Géopolitique de la colère (Le Cavalier bleu, 2020) parlent de « tournant émotionnel »[2]. Elle y voit, avec la globalisation, un « régime global de colère » (Arjun Appadurai[3]).
Pourtant, la colère n’est pas une donnée nouvelle. L’histoire de France et des principaux pays du monde est jalonnée de révolutions et de jacqueries, mais la nouvelle donne est celle d’une colère qui se serait mondialisée. Si la colère relève des émotions partagées de manière universelle par les humains, où qu’ils soient, elle explose particulièrement dans des crises qui s’emboîtent les unes dans les autres et prises en compte par la géopolitique. (...)
Petit retour en arrière. La globalisation a été souvent présentée comme la panacée contre la pauvreté. Avec une évidence qui a conduit à la laisser prospérer sans gouvernail ni régulation. Les sommets du G7 au G20, les Davos et autres réunions de chefs d’Etat et d’entreprises transnationales ont diffusé cette idée. Certes, les contestations altermondialistes se sont fait entendre, mais sans être au niveau de puissance des entreprises et des Etats néolibéraux qui se contentent de la corrélation entre niveau de vie et « bonheur », ce dernier évalué par l’amélioration des libertés civiles, de l’Etat de droit, de la démocratie.
La recherche en géopolitique peut-elle s’emparer de ce fossé entre les bénéficiaires de la mondialisation et les laissés pour compte ? En ouvrant le livre de l’Indien (tiens tiens) Pankaj Mishra, L’Âge de la colère : une histoire du présent (2019), on retrouve la liste des déceptions à l’origine d’une colère mondialisée : la faillite de l’équité, l’insécurité, l’instabilité économique, les inégalités devant les impacts du réchauffement climatique. Sans oublier ce qui relève de la pandémie du Covid accentuant les disparités entre pays riches et pays pauvres. « Inégalités de classes, montée des nationalismes, de la xénophobie et du racisme, poids encore écrasant de la misogynie, catastrophes écologiques à répétition, crépuscule du capitalisme néolibéral selon certains, dissolution du lien social, désespérance, asthénie : il y a là autant de signes d’une colère qui n’attendait sans doute que le bon moment pour éclater. »[4]
La colère partout
Tous les continents sont touchés. Partout, les manifestations sont empreintes d’une colère qui gagne les métropoles de tous les pays, exceptés la Chine, la Corée du Nord, Cuba, l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe. Même un pays comme le Liban, une métropole comme Hongkong viennent de connaître des abcès de colère populaire très violents. On peut ajouter certains pays musulmans où les mouvements extrémistes et radicaux attisent une haine populaire de l’Occident et des dirigeants en place très tenace, entretenue notamment par des guerres désastreuses et une pauvreté gagnant du terrain au Maghreb (mais pas seulement). On sent même dans le très sage Japon sourdre la colère lors des manifestations contre la politique nucléaire depuis la catastrophe de Fukushima.
La chercheuse Myriam Benraad insiste sur le fait que des Etats qui se sentent humiliés, comme les Etats-Unis après le 11-Septembre et la Russie (depuis que Poutine est au pouvoir) agissent souvent sous le coup de la colère, préférant la canonnière à la diplomatie. (...)
Plus nouvelle a été la vague mondiale #MeToo (Moi aussi) cristallisant la colère des femmes contre les violences sexistes et sexuelles et tout ce que cela signifie de positions dans les grands corps des administrations nationales et internationales. Cette colère touche s ceux qui s’estiment minoritaires (femmes, enfants, personnes âgées, réfugiés) dans tous les pays. Partout, la contestation se radicalise dans des sociétés atomisées par l’individualisme entretenu par le consumérisme.
Les populismes de gauche comme de droite progressent avec les crises financières qui mettent au jour certaines pratiques délictueuses conduisant à un rejet violent des élites.
« La nature frappe avec fureur »
Plus nouvelle est l’apparition d’une colère des jeunes dans des modalités différentes de celles du passé. Greta Thunberg, activiste suédoise, a pu être entendue par de nombreux parlements et aux Nations unies où, par l’émotion, elle tente de secouer le joug des dirigeants sur les questions écologiques. « Chose rare, le Secrétaire général de l’ONU lui-même, António Guterres, personnellement très engagé dans la lutte contre le réchauffement climatique, sollicitait une action immédiate en déclarant : « La nature est en colère et nous sommes des idiots si nous pensons pouvoir la tromper parce qu’elle nous rattrapera toujours. De par le monde, la nature frappe avec fureur. » (...)
Les mouvements de désobéissance civile recrutent beaucoup parmi les jeunes générations. Ils sont souvent radicaux à l’instar d’Extinction Rébellion (XR), groupe fondé au Royaume-Uni en 2018, mais aussi de certains mouvements écologistes comptant des éléments radicaux à l’origine des ZAD (zones à défendre), telle celle qui a obtenu l’arrêt du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes.
Des colères attisées par le Web ?
Internet est un outil au service de l’expression de ces colères. Les réseaux sociaux cristallisent cette colère en agrégeant des communautés d’individus isolés. La colère y circule de manière virale, stimulée par l’anonymat (...)
Ce qui conduit à la question des fake news. Ces informations fausses ont des effets dévastateurs dans la vie politique et sociale en attisant la colère. Le terrorisme y puise abondamment et les attentats commis dans les années 2010 en sont issus.
Myriam Benraad voit une ambivalence de la colère : « Elle contribue à la montée en force des individualismes, populismes et nationalismes, aux polarisations ainsi qu’à la violence et aux conflits ; mais aussi, elle est parfois ce qui instaure de nouveaux rapports de force entre acteurs de la scène internationale. Elle permet de mettre à jour les injustices et inégalités, de résister à la globalisation, de célébrer la diversité et de régénérer des démocraties en crise. » Pour l’anthropologue Arjun Appadurai, l’émergence du « régime global de colère » se dessine au détriment des « perdants » de la mondialisation. Tout comme Peter Sloterdijk, pour qui la colère traduit le réveil de ces déclassés et leur détermination à ne plus accepter le statut qui leur est imposé. « La colère n’est plus ce refoulé de la modernité mais évacuée, revendiquée, mettant à mal sur son passage le statu quo, elle déchire le voile de tranquillité et de paix duquel nombre de gouvernants se sont longtemps drapés ». (...)
La bienveillance dans les relations internationales
Cette position de la colère rassemblée par Dominique Chevalier et Mariette Sibertin-Blanc percute l’essai de Frédéric Ramel, La bienveillance dans les relations internationales[7]. Certes, l’envers de la pièce colérique qu’est la bienveillance ne s’inscrit pas au même niveau que la colère des peuples. Elle est tout autant géopolitique, elle n’est pas mièvrerie et bons sentiments, ne se cantonne pas dans la neutralité ni l’hégémonie. Elle est plutôt une « disposition morale » cultivée dans la diplomatie et les négociations. Elle promeut la non-nuisance, la tempérance, l’attention à l’égard des plus vulnérables. L’usage de la force en droit international est modéré.
La bienveillance protège plutôt les biens publics mondiaux comme la biodiversité, le patrimoine et certaines aires partagées par la communauté internationale, comme les océans, les glaciers, l’eau douce et l’air parce qu’ils sont nécessaires à la vie. Promouvant la non-nuisance, la tempérance, l’attention aux plus vulnérables, elle prône la modération dans l’usage de la force en droit international. Elle met en avant l’hospitalité d’individus ordinaires envers les migrants.
Ses racines puisent dans un projet politique global ancien, le « solidarisme » d’un prix Nobel de la paix, Léon Bourgeois[8] imprimant sa marque dans les organisations intergouvernementales parallèles à la SDN qu’il appelé de ses vœux dès 1899 ou dans certaines actions de l’ONU à partir de 1945. L’autre prix Nobel, Henri La Fontaine œuvre aussi à renforcer le droit pour une pacification globale (...)