
Gérald Darmanin croit pouvoir jouer avec le feu d’un mot. Mais c’est la langue qui se joue de lui, en révélant son indécence et sa vacuité de civilisé non avenu. D’où cet arrêt sur lexique, de Montaigne à Césaire, en passant par les « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement et Bernard Cazeneuve. (...)
La sauvagerie est une notion boomerang, qui vient régulièrement cogner l’esprit occidental. En suivant la voie du doute empathique, comme chez Montaigne dans son fameux chapitre Des cannibales : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans ses coutumes. » Ou, au contraire, selon des certitudes scélérates qu’illustra le général Bugeaud « pacifiant » l’Algérie « par l’épée et par la charrue », sous les encouragements d’un Victor Hugo alors encore royaliste, au mois de janvier 1840 : « C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. »
Le seul hic, c’est qu’on est toujours le sauvage de quelqu’un.
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Aujourd’hui comme il y a près de trois siècles, l’ouverture à autrui se heurte à la fermeture aux autres, en une dialectique opposant le meilleur inaltérable (Édouard Glissant) au petit pire de rencontre (Éric Zemmour). C’est la lutte du grand large avec une France moisie et hantée par la peur de l’indigène, en une forme aiguë d’impensé colonial.
Un mot permet de tirer le fil d’une telle pelote : « Ensauvagement ». Le cap au pire commence par une églogue : tout semble de prime abord pastoral, pour finir dans la jungle urbaine des « quartiers » ou des « cités ». En effet, « les sauvages » ce sont, étymologiquement, ceux de la forêt : silvestris en latin. De même que « sauvageon » désigne un arbuste ayant spontanément poussé dans la nature et qui peut être prélevé puis greffé. Mais attention – et pointe alors le dépit du jardinier ! – , sauvageon s’applique également, explique le Trésor de la langue française, au « rejet sauvage de la partie non greffée d’un arbre greffé ».
Il y a donc du dépit enterré. À l’image du déboire naturel, le rejet désigne le sauvageon à la vindicte publique dans le champ politique.
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Plus les temps se durcissent, plus l’utopie démocratique du vivre-ensemble cède du terrain à la guerre de tous contre tous. Et plus le bon sauvage champêtre devient mauvais sujet urbain. C’est alors que le socialisme français retrouve son tropisme de fripouille politique, qui lui joua bien des tours par le passé : avec les « néos » dans les années 1930, ou avec le national-molletisme durant la guerre d’Algérie. En 2016, Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur d’un gouvernement Valls, utilisait à nouveau le mot breveté par son prédécesseur de la place Beauvau, à propos de violents incidents intervenus à Viry-Chatillon (Essonne), où des policiers avaient été « confrontés à une bande de sauvageons ». (...)
Bernard Cazeneuve se mettait sciemment à la remorque de l’extrême droite. Tout ce qui tournait autour de la sauvagerie, des sauvages et des sauvageons avait perdu la trace d’une certaine innocence originelle, sur laquelle allait pourtant jouer encore, au printemps 2019, la publicité pour Dior lancée avec Johnny Depp. Les sauvageons étaient désormais nantis, dans l’imaginaire collectif, de stigmates raciaux. Ils opéraient, sinon grouillaient, dans des banlieues devenues aussi impénétrables et grosses de dangers (...)
Entre-temps, du Chevènement de 1998 au Cazeneuve de 2016, la victoire de l’extrême droite dans le champ gramscien des hégémonies culturelles avait été consacrée : le fond de l’air était facho devenu. Le marqueur le plus saillant d’un tel état d’esprit s’avère le terme d’ensauvagement, greffé avec perversité sur la psyché française, sans grand rejet bien au contraire... (...)
L’ensauvagement, c’est le stade déjà avancé du « grand remplacement », ce fantasme que redoute – tout en le guettant éperdument – Renaud Camus, dans sa déraison à la fois roide et surchauffée. Se sont ensuite chargés de familiariser une telle grande peur, fossile et irraisonnée, une sorte d’archipel prétendument intellectuel : des porte-avions à réactions tels Alain Finkielkraut ou Chantal Delsol, obnubilés par « un retour de nos sociétés en deçà de la culture ». (...)
Les anciennes puissances coloniales voient les descendants des anciens colonisés redresser l’échine, les anciens pays esclavagistes voient les descendants des anciens esclaves demander des comptes. Cette menace nous échappe, faisons en sorte de la théoriser : ce sera l’ensauvagement. (...)
Dans un tel monde saisi par une telle rage, la remarque imbécile et prétentieuse de Gérald Darmanin quant à « l’ensauvagement » joue sur du velours aussi écœurant que poussiéreux. Cela fait en effet 70 ans qu’Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme (1950), retournant comme des gants les mots et les préjugés, démontra avec force que le colonialisme « décivilise » le colonisateur et produit « l’ensauvagement du continent ». Césaire résumait en une phrase ce que les études décoloniales mettront un demi-siècle à élaborer : « On a cru n’abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou des Océaniens, ou des Africains. On a en fait renversé, les uns après les autres, les remparts en deçà desquels la civilisation européenne pouvait se développer librement. »
M. Darmanin, qui toujours perd une occasion de se taire tant se réfréner n’est guère dans sa nature, se pose en piteuse leçon de chose anachronique, en croyant jongler avec un vocable dont le poison le dépasse.
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a bêtement illustré le constat prophétique d’Aimé Césaire – qui a heureusement échappé à la panthéonisation sarkozyste. Ses lignes n’ont pas pris une ride depuis le Discours sur le colonialisme et tamponnent notre terrible aujourd’hui : « Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés. »