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Le mouvement anti-pass est-il une ode à la liberté ?
/Lucas Fritz Enseignant-chercheur
Article mis en ligne le 27 août 2021

Le mouvement anti-pass prétend dépasser la seule situation sanitaire pour s’inscrire dans une mouvance plus large, celle d’un combat mené en faveur de toutes libertés voire de la liberté en général. Pourtant lorsque les manifestants brandissent des pancartes mentionnant « rendez nous la liberté », nous sommes moins frappés par la grandeur du geste que par son ironie. Les anti-pass s’attendraient à ce qu’on les autorise à être libres.

Ils s’attendraient à être libres par « autorisation ». Le mouvement anti-pass sanitaire, loin d’être un mouvement en faveur des libertés, serait en réalité un mouvement pro-pass liberté. La mention « rendez nous la liberté » traduirait ainsi l’envie d’être pris en liberté, comme on est pris en otage. Triste ironie. Ou même triple ironie :

L’ironie glaçante d’un manque de solidarité avec celles et ceux qui sont dans une situation manifeste de privation de liberté ; les réfugiés, les sans-papiers, les précaires, les femmes, les trans, les pds, les handicapés. Les anti-pass, qui se disent publiquement « humanistes », et se positionnent contre les « discriminations » (si l’on en croit les propos recueillis par divers articles publiés sur Mediapart), expriment peu leur soutien aux minorités, catégorie de population pourtant la plus durement touchée par la contrainte au pass sanitaire et la plus durement touchée par les contrôles d’identité par ailleurs.

L’ironie tordante d’un mouvement organisé sur des plate-formes numériques qui sont connues pour être les moins respectueuses en matière de liberté individuelle, et ce dans un contexte numérique de plus en plus agressif en matière d’extraction et de revente des données personnelles.

L’ironie désespérante d’une performance de demande de liberté, une liberté que l’on demande et dont l’obtention repose sur la coopération d’un dirigeant qui précisément la leur refuse.

Pourtant ce message d’une demande de liberté exprimée dans l’espace public n’a pas seulement la saveur de l’hypocrisie ou du ridicule. Il a le goût amer d’une forme de vérité. C’est que toute revendication en faveur de la liberté en général porte la marque de cette triple ironie (...)

Anti-pass et opposants aux anti-pass sont en réalité les protagonistes d’un même renversement ironique qui a trait à la revendication de liberté. Comme si la seule liberté des anti étaient de la réclamer à leurs opposants et la seule liberté de leurs opposants étaient de la leur refuser : être anti-pass ou pro-autorisation serait l’expression même du rapport ironique que la démocratie entretient avec la liberté. Comme toute ironie se différencie du sérieux à quelques tons près, il faudrait peut-être changer un tout petit quelque chose à ce mouvement pour obtenir le résultat sérieux que ces partisans revendiquent.

Mais de quoi ce mouvement manque-t-il pour être véritablement pris au sérieux ? De quoi, à l’inverse, manque la réflexion sur les anti-pass pour que sa critique devienne elle-même plausible du point de vue politique ? Et si au lieu de démanteler les arguments des anti-pass en leur opposant des arguments qui, sous couvert de rationalité, ne sont que outils de disqualification, nous regardions les lignes de fuite par lesquelles la réflexion autour du pass, et, à travers elle, la réflexion sur la Liberté, peut devenir réellement convaincante ?

Un mouvement pas assez complotiste ?

Au lieu de se moquer du complotisme des anti-pass, peut-être faut-il souligner qu’ils ne sont justement pas assez complotistes. En effet, ils limitent leur théorie du complot à une persécution sur la citoyenneté des bons citoyens, et sur leur bon droit – si leur objectif était réellement la liberté en général, leur réflexion porterait sur le contrôle d’identité en général, ce qui n’est pas le cas. Le fait que la manifestation contre le contrôle des individus ne bourgeonne pas en solidarité avec celles et ceux qui, par leur couleur de peau, l’expression de leur genre ou leur handicap, sont déjà systématiquement contrôlés par les différentes instances de l’État prouve que les anti-pass sont moins pro-liberté que pro-autorisation : ils veulent être aussi peu libres qu’avant, et que les autres soient toujours aussi peu libres qu’avant. (...)

De là ils sont coincés – soit manifester pour la liberté de tous et toutes, s’allier aux minorités et risquer véritablement cette liberté revendiquée en s’opposant frontalement à Emmanuel Macron, soit manifester pour l’absence de pass sanitaire tout en validant l’existence d’autres pass, passeports, cartes vitales, mises sous tutelle, et alors collaborer avec celui qui nous enlève notre liberté.

La frustration des anti-pass vient alors du fait qu’ils s’en veulent à eux-mêmes de voir qu’au bout de leur réflexion sur la privation de liberté se trouve un précédent historique et une actualité : celles des minorités. L’impossibilité de s’allier à ces minorités, à cause de ce paradoxe et de leurs propres conflits internes, les font manifester pour le droit d’être les premiers et les seuls à vouloir la liberté. (...)

Beaucoup de médias ont exprimé leur horreur face à l’identification paradoxale des anti-pass, tantôt antisémites, tantôt empathiques, mais trop peu ont souligné son caractère pathétique : nous sommes moins face à une convergence des luttes réveillant les fantômes de l’Histoire, qu’à des larmes de crocodiles d’un enfant qui à son parent dit « regarde jusqu’où je suis prêt à aller pour te faire réagir ».

Alors que les bras des non-libres leur sont ouverts, les anti-pass préfèrent larmoyer dans les bras de celui qui les a blessés. Nous invitons alors les anti-pass à devenir des anti-papiers et à questionner avec les sans-papiers, les anarchistes et les collectifs d’extrême gauche la question de la machine administrative citoyenne et sa logique de contrôle, d’interroger la profondeur d’enracinement de ses mécanismes jusque dans l’expérience de ce qu’ils nomment « liberté ».
Un mouvement pas assez anti-étatique ?

En effet, au lieu de réactiver le rêve insipide des démocraties contre les fantasmes de dictature des anti-pass, il faudrait dire que les anti-pass ne sont pas assez désespérés de la démocratie néo-libérale et de l’absence de libertés individuelles. En effet leur revendication de liberté est limitée à un désir de non-liberté : liberté de consommer, d’aller et venir dans les restaurants, de partir en vacances. La colère de la limitation de la liberté est le résultat du déplacement d’une colère plus profonde, dirigée vers ce qu’est devenue la liberté : une liberté de consommation, d’être esclave de l’offre et de la demande, et une liberté de détachement, libre de nier l’altérité et d’être esclave de ses propres pulsions. (...)

Les anti-pass ne proposent aucune solution alternative à la mise en place du pass sanitaire et permettant de garantir une attention partagée. L’obligation vaccinale, préférée par une partie des opposants au pass sanitaire, pose évidemment des problèmes logistiques que les anti-pass sont bien en peine de solutionner. Obliger la population à se vacciner signifie, en effet, autoriser des forces de l’ordre à effectuer un porte à porte pour contrôler le statut vaccinal de chaque individu. Ce qui équivaut à une intrusion dans la vie privée bien plus forte que la présence d’un pass sanitaire. Au-delà de la seule situation pandémique, le mouvement n’est porteur d’aucun rêve, d’aucune possibilité. (...)

Contre l’idéologie néo-libérale et capitaliste de la compétition de tous contre tous, nous invitons les anti-pass à comprendre que la libération de la puissance d’agir d’une catégorie d’individus engage la libération de la puissance d’agir d’autres individus – que la maxime des libertés compétitives (« ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui ») est un mensonge devenu prophétique et que le pass sanitaire imposé par l’État est à peine le sommet d’un iceberg de cette volonté de contrôler la vie d’autrui, présent à tous niveaux de la société, et propagée par différents appareils, médiatiques, pédagogiques et politiques.

Il ne propose aucune définition ni aucune pratique de la liberté. Vivre la possibilité du multiple c’est comprendre qu’on ne peut pas être libres sans que son voisin soit libre aussi. La liberté n’est pas une marchandise. Elle ne se calcule pas comme une marchandise que l’on peut prendre à une personne pour la donner à une autre, voire pour la rendre à la première. La liberté se gagne à plusieurs, elle augmente en partage.