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Mediapart
Le pouvoir russe est déterminé à un conflit majeur avec l’Occident
Article mis en ligne le 9 avril 2022

Des conseillers, intellectuels et dirigeants russes détaillent les enjeux de la guerre d’invasion de l’Ukraine. C’est bien « l’Empire du mensonge », c’est-à-dire l’Occident, qu’il s’agit de battre pour renverser l’ordre mondial. Pour Moscou, cette guerre est « existentielle » et la mobilisation du pays se fait dans une rhétorique aux accents désormais fascistes.

Six semaines après l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine, la signification de ce conflit d’une ampleur sans précédent en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale commence à s’éclaircir. Au-delà du sort de l’Ukraine, il s’agit bien pour le pouvoir russe de défaire « l’Empire du mensonge », c’est-à-dire l’Occident, selon la formule de Vladimir Poutine le 24 février, pour bâtir un ordre mondial radicalement nouveau.

Celles et ceux qui, le 24 février au matin, alors que de premiers missiles frappaient l’Ukraine, puis les jours suivants, ont dénié toute « rationalité » à Vladimir Poutine se sont trompés. Décrit tour à tour comme « malade », « isolé », « paranoïaque », « mal informé », le président russe venait de faire le choix « incompréhensible » d’une guerre qualifiée de « non-sens », et d’« erreur stratégique ». (...)

Or, six semaines plus tard, Vladimir Poutine a renforcé sa situation de toute puissance dans une Russie transformée en camp militaire. Pas une voix dissonante ne s’est élevée parmi les élites politiques, économiques et sécuritaires. Des désaccords existent sans doute, certains ont été exprimés à demi-mot les premiers jours. Ils sont obstinément tus désormais. La guerre ne donne pas lieu à débat, mais à une surenchère guerrière et nationaliste aux relents fascistes. (...)

Dans le même temps, la société a été placée tout entière sous le joug : interdiction des derniers médias indépendants et de réseaux sociaux ; contrôle d’Internet ; arrestations par milliers de personnes s’opposant à la guerre ; lois liberticides ; organisation de campagnes de délation. Une propagande déchaînée parachève cette construction d’un État totalitaire. (...)

Les nombreux échecs de l’armée russe sur le terrain n’y ont rien fait. Les bombardements de populations civiles, la destruction de villes, les révélations de possibles crimes de guerre à grande échelle n’ont pas plus fragilisé le pouvoir. Bien au contraire, ces événements ont soudé un peu plus encore les élites russes. Et la population, selon des enquêtes d’opinion à peu près crédibles (celles du centre Levada), soutient massivement le régime.

Tous les paramètres sont ainsi réunis pour que cette guerre d’invasion d’un pays indépendant dure des mois, voire se transforme en une guerre totale débordant du seul cadre ukrainien. Car depuis le 24 février, de nombreux textes et discours de dirigeants russes ou de proches du pouvoir décrivent les vrais enjeux de ce conflit. Ils sont au nombre de trois.

1. La construction d’un « futur ordre mondial » (...)

personnage clé de la politique étrangère russe depuis près de trente ans, Sergueï Karaganov, aujourd’hui proche de Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères. (...)

Karaganov a théorisé depuis longtemps l’inéluctable déclin de l’Occident, le nécessité de créer la « Grande Eurasie » et de se rapprocher de la Chine. (...)

« Pour l’élite russe, les enjeux de cette guerre sont très élevés, c’est une guerre existentielle », dit-il. « Cette guerre est une sorte de guerre par procuration entre l’Occident et le reste du monde - la Russie étant le summum du “reste” – pour un futur ordre mondial. La Russie ne peut pas se permettre de “perdre”, nous avons donc besoin d’une sorte de victoire. Et s’il y a un sentiment que nous perdons la guerre, alors je pense qu’il y a une réelle possibilité d’escalade. » (...)

« Une défaite est impensable », et si cette perspective se dessine, la Russie fera « le choix de l’escalade » puisqu’il s’agit « d’une guerre existentielle ». La formule est millimétrée puisque la doctrine russe autorise le recours à l’arme nucléaire en cas de « menace existentielle ». Interrogé sur ce recours, le conseiller répond : « Je ne l’exclurais pas. Nous vivons dans une situation stratégique absolument nouvelle. »

Soulignant l’épuisement d’un « Occident qui ne récupèrera jamais sa puissance, et d’ailleurs peu importe qu’il meure », Karaganov décrit ce que pourrait être une victoire acceptable pour la Russie. (...)

Ce sont d’ailleurs les nouveaux objectifs énoncés par l’armée russe. Il s’agit de prendre un maximum de territoires, de villes et de ports dans l’est et le sud de l’Ukraine. Des négociations de paix pourront ensuite progresser à partir d’un rapport de force militaire qui impose cette partition du pays.

2. En finir une fois pour toutes avec l’Ukraine

Quand Dmitri Medvedev a pris la présidence de la Russie en 2008, avant de la restituer quatre ans plus tard à Vladimir Poutine, les diplomaties occidentales s’étaient enthousiasmées. Enfin un homme moderne, ouvert, prêt à de saines négociations avec l’Europe et les États-Unis… Dix ans plus tard, Medvedev est un des faucons les plus vindicatifs du régime. (...)

Dmitri Medvedev est lui catégorique : l’Ukraine n’existe pas. (...)

« L’objectif est la paix des futures générations d’Ukrainiens et la possibilité de construire enfin une Eurasie ouverte, de Lisbonne à Vladivostok », conclut l’ancien président, citant une fois encore cette Eurasie, une obsession de la classe politique russe depuis maintenant vingt ans. (...)

3. La construction d’un nouvel État totalitaire

« Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête », déclarait Vladimir Poutine en 2005. Dix-sept ans plus tard, c’est moins l’URSS que la puissance impériale russe que Vladimir Poutine veut retrouver. Convaincu que « l’Empire du mensonge » a fait de l’Ukraine sa marionnette pour attaquer la Russie, le président russe ne s’est jamais départi de cette culture du KGB dont il fut l’une des recrues en Allemagne de l’Est. (...)

D’où cette guerre contre l’Ukraine pour liquider une fois pour toutes ce qui est qualifié de « menace existentielle ». Mais cette liquidation implique, contre les individus et les peuples, la construction d’un nouvel État totalitaire. C’est presque fait en Russie, où le contrôle des esprits par la propagande, et des corps par l’emprisonnement ou l’assassinat, est en voie d’achèvement.

Cela va devoir être fait en Ukraine, à l’issue d’une guerre dont il est dit que la Russie ne peut sortir que victorieuse sauf cataclysme européen ou mondial, comme l’explique Sergueï Karaganov. (...)

l’historienne Françoise Thom signale un autre texte, cette fois du politologue russe Vladimir Mojegov. Il permet de mieux comprendre comment cette guerre contre l’Ukraine déclenchée par Moscou porte des enjeux plus larges de sécurité internationale. « Notre objectif en Ukraine n’est pas de déplacer le foyer antirusse de mille kilomètres vers l’ouest, mais de créer sur nos frontières occidentales un pont et un tremplin vers une nouvelle Europe, non pas vers l’Europe actuelle du chaos et de la décadence, mais vers l’Europe de la tradition », écrit-il. (...)

Là encore, on y retrouve la trace des discours de Vladimir Poutine, dénonçant un Occident décadent, en proie « à la théorie du genre », quand la Russie, avec sa religion orthodoxe, son conservatisme éternel et son autoritarisme de principe, sauverait le monde chrétien. Depuis un mois et demi, la guerre du président russe se développe ainsi dans cet univers idéologique, naviguant entre ultranationalisme guerrier et fascisme.

Il y a quelques années, peu de spécialistes, de diplomates et d’observateurs prenaient au sérieux cet habillage idéologique fanatique. (...)

La guerre en Ukraine ne fait pas qu’invalider définitivement cette vision. Elle nous dit que le pire peut survenir et que le régime russe est prêt à une déflagration qui embraserait toute l’Europe.