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La vie des idées
Le récit de soi contre le déni de la race
À propos de : Audrey Célestine, Une famille française, Textuel, et : Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone, La Découverte.
Article mis en ligne le 8 septembre 2020
dernière modification le 7 septembre 2020

Qu’est-ce qu’être une femme noire dans le milieu académique ? Deux universitaires proposent une réflexion, fondée sur l’auto-analyse, autour de “l’aveuglement à la race” en France.

Maboula Soumahoro est née en 1974 à Paris, de parents dioula, originaires de Côte d’Ivoire et arrivés en France dans les années 1960. Elle grandit dans un quartier populaire du Val-de-Marne avec ses six frères et sœurs, élevés par une mère « seule et isolée » (p. 82). Selon ses propres mots, la France de M. Soumahoro est incarnée par la main noire de Kery James qui enserre un drapeau français sur la pochette de l’album Le combat continue d’Ideal J (1998). Sa France est, écrit-elle, une France de la banlieue, une France noire, une France du rap. En un mot, une France postcoloniale, marquée par des fractures socio-économiques et raciales. Confrontée dès son enfance à une noirité qui lui est imposée, c’est aux États-Unis que M. Soumahoro est « enfin devenue noire de son plein gré » (p. 84), à la faveur d’une confrontation intellectuelle aux Black et African studies par laquelle elle se découvre membre de cette diaspora noire/africaine (p. 91) dont elle a fait son objet de recherches. (...)

Audrey Célestine est, quant à elle, née en 1980 à Paris, d’un père martiniquais et d’une mère elle-même née d’une ouvrière de Dunkerque et d’un navigateur de Marie-Galante. Elle grandit en Martinique dans une famille modeste, bercée par le foisonnement du SERMAC, le service municipal d’aide culturelle, « né de la volonté d’Aimé Césaire de sortir d’une forme d’aliénation culturelle ». De son enfance en Martinique, elle garde en mémoire le « bricolage identitaire » de sa mère qui souhaite inculquer à ses filles la fierté d’être ce qu’elles sont et la possibilité de « grandir sans être une “Autre” » (p. 57). C’est lors de son séjour universitaire à Baltimore aux États-Unis qu’A. Célestine décide d’étudier ce pays, et que naît son « envie de réfléchir à la complexité de la question raciale. » (p. 76) (...)

Qu’ont donc en commun M. Soumahoro et A. Célestine, qui ont grandi dans le même pays mais pas sur le même continent et qui n’ont, dans l’enfance, pas connu la même France ? Toutes deux sont des universitaires noires ayant fait leurs études en France et aux États-Unis, qui se sont notamment spécialisées dans l’étude des questions raciales. L’une est civilisationniste, spécialiste des États-Unis et de la diaspora noire/africaine ; l’autre est politiste, spécialisée dans les études américaines. Surtout, toutes deux proposent, dans ces deux ouvrages, de faire dialoguer la grande et les petites histoires (M. Soumahoro, p. 12 ; A. Célestine, quatrième de couv.) afin de proposer une réflexion sur l’identité et sur la race en France. (...)

Les ouvrages d’A. Célestine et M. Soumahoro sont ainsi des exemples d’une parole d’« outsiders du dedans », telle que théorisée par P. Hill Collins (1986) : en retraçant leurs parcours (et, pour A. Célestine, celui des membres de sa famille), les auteures offrent une réflexion à la fois riche et lucide sur la société française et les dynamiques de ses frontières raciales, ainsi que sur la production scientifique et les logiques de l’aveuglement à la race. Elles offrent également un point de vue éclairant sur les processus de socialisation raciale, rendant compte de la manière dont la société et ses structures raciales sont éprouvées jusque dans leurs corps, ce qui donne à la forme d’auto-socioanalyse à laquelle elles se livrent toute sa force. (...)

« La couleur des docteurs »

Dans son ouvrage, M. Soumahoro donne à voir de manière crue et incarnée ce qu’implique le fait d’être une femme noire dans le milieu académique, a fortiori ayant fait le choix de travailler sur les diasporas noires/africaines. De l’accusation de racisme pendant la rédaction de son mémoire de troisième cycle (consacré à la pensée nationaliste noire étatsunienne du XIXe siècle) aux vexations, insultes et dénis de légitimité, M. Soumahoro rend compte du « deux corps, deux mesures » (p. 120) auquel elle est confrontée depuis le début de sa carrière, elle à qui l’on fait comprendre qu’elle n’a pas « la couleur des docteurs », ni celle des intellectuels (p. 122). A. Célestine, à partir de sa propre expérience, expose des mécanismes similaires. « Du début de nos recherches à l’entrée dans la carrière universitaire », écrit-elle, « nous sommes quelques-un·e·s à étudier la migration, le racisme, les processus de racialisation tout en contrant les soupçons d’être trop “proches de nos objets” ou “trop concernés”. […] À montrer patte blanche, à tout faire pour être pris au sérieux. » (p. 77) M. Soumahoro propose de nommer « charge raciale » ce travail qui consiste à prouver sa légitimité et à donner des gages d’une scientificité bien souvent mise en doute. Cette charge raciale consiste en la « tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes », tout en ne dérangeant pas le groupe dominant et en ne l’embarrassant pas de sa subalternité (p. 135).

Cette position singulière au sein du monde de la recherche dont A. Célestine et M. Soumahoro rendent compte, dans un pays prompt à rappeler l’inanité de la question raciale pour penser la société, est une position d’« outsider du dedans » (outsider within), telle que théorisée par P. Hill Collins (1986). (...)

Les ouvrages d’A. Célestine et M. Soumahoro sont caractéristiques de cette parole d’outsider du dedans, depuis une position hyperconsciente de soi-même et permettant en même temps un regard privilégié sur le majoritaire et les structures de domination. (...)