
La politique de la ville est-elle pensée pour les femmes autant que pour les hommes ? Lors de notre colloque, « le sexe de la ville » en mars dernier, Yves Raibaud, géographe du genre, a dressé un tableau sans concession. Voici son analyse et ses préconisations pour une ville plus égalitaire.
Le sexe de la ville est-il masculin ou féminin ? Si l’on en croit les romanciers et les poètes, ceux qui sont enseignés dans les écoles -tous des hommes- la ville est une femme. C’est même le titre d’un document pédagogique élaboré pour les collégiens de l’académie de Versailles : "Montre comment les poètes comparent la ville à une femme". On peut imaginer un corrigé citant Villon et les poètes pornographes de la fin du Moyen Age, Baudelaire le misogyne, grand amateur de prostituées, puis André Breton qui suit la mystérieuse Nadja dans les rues sombres de Paris ou Aragon, plus explicite encore dans sa nostalgie des vieux quartiers de Paris et de ses maisons closes.
Tout cela a un sens, bien sûr, qu’on retrouve dans la promotion touristique des villes de plaisirs (...)
Donc sans hésiter le sexe de la ville est féminin. Il faut s’en souvenir lorsque ce sont les hommes qui la construisent et vous promettent une ville festive, joyeuse, où l’on peut flâner et faire des rencontres.
Une ville faite par et pour les hommes
Les études que nous avons menées à Bordeaux confirment cette impression, même si nous l’exprimons autrement : une ville faite par et pour les hommes.
La première étude, sujet de la thèse de la géographe Edith Maruéjouls, porte sur les loisirs des jeunes. Les garçons sont bénéficiaires des 2/3 de l’offre de loisirs subventionnée, tous loisirs confondus, de la piscine au handball en passant par la musique et le rugby. Lorsque les loisirs ne sont pas mixtes, ce qui est le cas massivement à partir de l’adolescence, les activités masculines sont 30% plus coûteuses que celles des filles, comme le montre Magalie Bacou dans son travail sur Toulouse. Enfin, considérant qu’il faut canaliser la violence des jeunes dans des activités positives, les urbanistes pensent que l’aménagement de l’espace public nécessite la création de skateparks et de citystades (autrefois des terrains de boules) occupés exclusivement par les garçons. Quand aux grands stades, l’exploit serait aujourd’hui d’y amener 10% de femmes afin de justifier l’investissement public (certains pensent même que la présence des femmes serait utile pour calmer la violence des supporters... ceux-là même pour qui on construit des stades, afin de canaliser leur violence... allez comprendre quelque chose). Quoiqu’il en soit, les femmes ne se bousculent pas au portillon de ces équipements pourtant financés largement par l’impôt.
Deuxième étude, « l’usage de la ville par les femmes », réalisée avec l’ethno urbaniste Marie-Christine Bernard Hohm. La ville est inégalitaire dès lors que les femmes ont des revenus moindres, qu’elles continuent à faire la majorité des tâches ménagères et à s’occuper des enfants et des personnes âgées.
Elle est inégalitaire dans sa gouvernance : non seulement par ses maires - même s’il faut saluer, parmi les 14% de femmes élues maires en 2014, le symbole que représente l’élection d’Anne Hidalgo à Paris - mais aussi, par ses élus délégués aux finances et aux grands travaux, ses directeurs généraux de service, ses directeurs de l’urbanisme, des transports, ses architectes, ses aménageurs.
Elle est inégalitaire enfin par le sentiment de peur très largement partagé par les femmes dans certains quartiers, sur certains trottoirs et partout dès que la nuit tombe. La pratique du vélo, la marche à pied, les transports en commun, bref tout ce qui est préconisé pour faire une ville douce, agréable, conviviale, continue de poser problème pour qui porte, pousse ou accompagne un enfant, ramène les courses de la famille à la maison, est habillée d’une jupe, marche avec des talons ou est rendu vulnérable par le grand âge.
La troisième étude porte sur la participation des femmes au projet urbain. Lors d’une grande opération participative qui a mobilisé pendant 6 mois plusieurs centaines de personnes à Bordeaux, "Le Grenelle des mobilités", nous avons compté les femmes et les hommes, dans la salle et sur scène. Nous avons chronométré les temps de paroles, observé comment les présidents de séance ne voyaient pas des femmes qui levaient la main. Nous avons entendu les brouhahas, les ricanements et les interruptions sauvages chaque fois qu’elles prenaient la parole. Le bilan est impressionnant (...)
Ces études et d’autres montrent un usage de la ville extrêmement favorable aux hommes. Mon hypothèse est que ces corrélations ne sont pas fortuites, mais systémiques. Dans une société qui peut de moins en moins affirmer de façon frontale l’infériorité des femmes, les nouveaux équipements et les nouvelles pratiques de la ville durable apparaissent comme des épreuves qui transforment le plus grand nombre de femmes en minorité : celles qui ne sont pas sportives n’ont qu’à faire du sport, celles qui ont peur la nuit doivent faire preuve de courage, celles qui ont trois enfants dans des écoles différentes n’ont qu’à mieux s’organiser, celles qui sont trop âgées n’ont qu’à rester chez elles. La preuve que ces femmes sont une minorité est apportée par d’autres qui arrivent à concilier ces contraintes : il y a donc les bonnes citoyennes et les mauvaises, mais ce n’est pas la faute de la ville ! (...)
Faut-il abolir le Sénat ?
Enfin, s’il faut prioriser je pense que nous devons commencer par travailler sur le harcèlement de rue et les violences faites aux femmes dans l’espace public (c’est ce que préconise le Haut Conseil à l’Egalité, c’est ce que fait l’enquête Virage et c’est porté par un mouvement très fort, il faut en profiter). J’inclus bien sûr, avec mes amis de Zéromacho et la grande majorité des mouvements féministes, la nécessité d’une loi sur l’abolition du système prostitueur et la pénalisation du client, constatant que les sénateurs ont commis le 30 mars la même infamie que lorsqu’ils ont bloqué pendant trente ans l’accès des françaises au suffrage universel (ne faudra t-il pas un jour abolir le Sénat ?).
Silvia Federici montre dans son livre "Caliban et la sorcière" comment, à la fin d’un Moyen Age qui a connu en Europe des périodes très favorables aux femmes, la prolétarisation du peuple passe par la spoliation et l’appauvrissement de celles-ci, les transformant soit en esclave domestique pour compenser les faibles revenus des hommes, soit en esclaves sexuelles dans les bordels municipaux très peu chers, voire gratuits, pour les jeunes hommes pas assez riche pour être mariés. L’historienne italo américaine montre ainsi que l’avilissement des femmes est un projet politique et économique, qui va de pair avec leur éviction du marché du travail et la privation de leurs droits. (...)
Le constat est donc celui-là : les femmes ont moins d’emprise sur la ville que les hommes, ce phénomène n’est jamais pris en compte et les innovations urbaines ne compensent pas, loin s’en faut, ces inégalités. L’objectif d’une ville pour tous passe donc par une participation accrue des femmes à la conception de la ville. Observer un phénomène, c’est déjà le transformer. Permettre aux femmes d’être à l’aise dans la ville, de jour comme de nuit devrait être un objectif prioritaire des politiques urbaines. A ce jeu tout le monde est gagnant : l’égalité femmes hommes dans l’espace public est, dans toutes les villes du monde, une condition centrale d’amélioration des ambiances urbaines.