Le 21 septembre, une directrice d’école mettait fin à ses jours dans son établissement de Pantin. Trois semaines seulement après la rentrée, elle disait être « épouvantablement fatiguée ».
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés : tel est le titre d’un livre rédigé en 2008 par la psychologue et psychanalyste Marie Pezé, qui travaille sur la souffrance au travail depuis 1996.
Quand il est sorti, l’ouvrage abordait un sujet qui n’avait déjà rien de neuf, et les réalités du monde professionnel qu’il dénonçait ne semblent pas s’être atténuées depuis. Pire, elles semblent toucher de plus en plus de secteurs, dont celui que je traite, l’Éducation nationale.
C’est ce titre, Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés, cette phrase tirée de la fable « Les Animaux malades de la peste », qui m’est venue à l’esprit en découvrant les réactions au suicide de Christine Renon, la directrice d’école qui s’est donné la mort dans son établissement de Pantin le 21 septembre dernier, après avoir écrit une lettre dans laquelle elle confiait son épuisement professionnel.
Message politique
Ni cet acte ni cette lettre n’ont de prime abord été très médiatisées ; seules les personnes qui suivent de près l’actualité de l’éducation en avaient entendu parler les jours qui ont suivi, en cette semaine monopolisée par l’annonce de mort de Jacques Chirac et la catastrophe industrielle et écologique à Rouen. Le suicide de Christine Renon n’a pas eu l’écho qu’il aurait dû avoir. (...)
Si les mots et le geste de Christine Renon résonnent dans les esprits et les cœurs de nombreux enseignant·es, de directeurs et de directrices d’école, c’est parce que beaucoup disent se retrouver dans la description des journées et des problèmes faite dans sa lettre.
La phrase la plus incroyable que j’ai lue provient d’un commentaire Facebook où une ancienne directrice d’école explique qu’elle travaillait le soir et le week-end pour accomplir toutes les tâches qui lui incombaient au quotidien, et qu’elle était au-delà de l’épuisement : « C’est le cancer qui m’a sortie de ce cycle infernal, m’a permis de me mettre en pause et m’a sauvée du burn-out. » (...)
Ce genre de témoignage concorde avec ce que disent les spécialistes de la souffrance au travail Christophe Dejours et Vincent de Gaulejac : ce n’est pas le harcèlement ou la quantité de boulot qui détruit les individus, mais l’organisation du travail et le manque d’écoute. (...)
« C’est la dégradation de ses conditions de travail qui a tué Christine Renon et ce suicide peut légalement être considéré comme un accident du travail, analyse Marie Pezé. Il faut aussi entendre le message de ces sentinelles qui nous parlent de la transformation du travail, où des actions inutiles et chronophages dont le seul but est de rendre des comptes à l’administration prennent le pas sur le travail utile et les vrais objectifs. »
La question de la distance entre le travail que l’on pense, que l’on sait devoir faire et la capacité à le faire réellement marque les consciences professionnelles. Quel sens a votre travail si la mission dont vous êtes investi·e vous semble empêchée par les mêmes personnes qui vous ont confié la tâche de la remplir ? Autrement dit : comment s’occuper des enfants quand l’administration vous bombarde de mails et de demandes ?
Comment voit-on les choses de l’autre côté ? J’ai posé la question à Martine Daoust, ancienne rectrice de Limoges puis Poitiers, à la retraite depuis dix-huit mois : « C’est vrai qu’on est en permanence en train de demander des rapports, des indicateurs. Mais je dois dire que même moi, j’ai l’impression que toutes ces remontées, on ne sait pas vraiment ce qu’on en fait. On sait simplement qu’elles vont à la DEPP [la direction des statistiques de l’Éducation nationale, ndlr]. Je comprends les enseignants et directeurs, principaux, proviseurs qui disent que ce n’est pas leur métier, c’est du temps pris à celui qui doit être consacré à des actions qui ont un intérêt pour les élèves. » (...)
Personne ne s’engage dans l’Éducation nationale avec le projet d’écrire des mails au rectorat ; les vocations –quand il y en a– portent plutôt sur la transmission du savoir. Pourtant, à chaque gouvernement sa réforme, avec d’inévitables changements pour faire coller l’école à la vision de chaque ministre de l’Éducation. (...)
À moins d’être passionné·e par les publications syndicales des enseignant·es ou de vivre avec quelqu’un exerçant le métier, il y a peu de chances pour que le public entende parler de l’effet de ces réformes sur le quotidien des profs, notamment en matière de charge de travail. (...)
L’ancienne rectrice Martine Daoust, qui fait aujourd’hui du soutien scolaire, pointe même un manque de compétences au sein des rectorats : « L’institution et les fonctionnaires voient les difficultés mais sont incapables de gérer les gens, de mettre des mots sur les problèmes, d’identifier des solutions pour des professionnels qui peuvent avoir à faire face à des élèves compliqués. Les cadres ne sont absolument pas formés à s’occuper de ressources humaines, même les DRH des académies, qui sont aussi trop peu nombreux. Les gens en difficulté n’ont pas de porte ouverte dans l’administration. Leur seul interlocuteur, ce sont les syndicats. Les réponses sont toujours désincarnées... Je voulais envoyer un SMS à Blanquer ! Il devrait prendre la parole sur ce suicide. » (...)
Ces souffrances et ce manque de moyens de communication prospèrent sur une toile de fond bien particulière. D’abord, celui des mauvaises performances de l’école, jugées comme décevantes au regard du classement PISA ou tout simplement alarmantes, si l’on en croit d’autres études internationales comme Pirls en français ou Timss en mathématiques. Ensuite, le caractère injuste de notre école qui reproduit, on le sait, beaucoup trop bien les inégalités sociales. Ces discours de déploration affectent les profs et les personnels encadrants, qui s’en estiment souvent la cible.
Mais le corps enseignant est-il vraiment responsable ? En lisant le nouvel ouvrage dirigé par Bernard Lahire, Enfances de classe, on comprend –si ce n’était pas déjà compris– que la mission de l’école en matière de réduction des inégalités semble être un défi impossible à relever pour les profs. (...)
Cette responsabilité ressentie par les enseignant·es est alourdie par la perception de l’école publique par l’opinion comme une institution qui doit être juste, démocratique et presque réparatrice –plus encore qu’à l’époque de Jules Ferry, comme me l’explique l’historien Claude Lelièvre : « Ces idées sont aujourd’hui complètement identifiées au projet de l’école républicaine, alors qu’elles sont plus récentes. Le projet que des gens puissent changer de catégorie sociale grâce à l’éducation n’était pas du tout au programme de Jules Ferry et de la IIIe (...)
République. Ce sont les radicaux socialistes qui dans l’entre-deux-guerres ont popularisé l’idée que l’école devait pouvoir permettre de sortir de sa condition. Elle est montée en puissance depuis. »
Ces ambitions n’ont à la fois jamais été aussi élevées et autant en décalage avec l’opportunité de les réaliser, perçue comme faible par les profs. Pour le dire autrement, la distance entre l’idéal et le possible constitue pour beaucoup une source de souffrance professionnelle (...)
Lundi 30 septembre, des syndicats s’étonnaient de la relative discrétion du ministre Jean-Michel Blanquer sur le suicide de Christine Renon –un simple tweet. Plusieurs organisations ont appellé à la grève en Seine-Saint-Denis le 3 octobre pour demander une enquête afin « d’établir le lien entre le suicide de leur collègue et ses conditions de travail et réclamer de réelles mesures de prévention et de protection des personnels afin d’éviter que ce genre de drame ne se reproduise ».