
Les témoignages de victimes de viols de la part de soldats russes s’accumulent en Ukraine. La Russie dément utiliser cette arme de guerre et accuse les autorités ukrainiennes de « mise en scène ». Premier volet de notre enquête.
Tanya* ne portera pas plainte. Ni elle, ni sa fille Iliana*. Elles n’en ont pas la force. Elles arrivent à peine à parler, à décrire les soldats russes qui les ont violées, fusil sur la tempe, dans le sous-sol où elles s’abritaient des bombes.
Ce qu’elles veulent, c’est être en sécurité, loin des feux de la guerre, de l’occupation, du qu’en-dira-t-on. Et s’assurer qu’Iliana n’est pas enceinte. C’est le plus important. Parce que, sinon, il faut qu’elle avorte, et, au village, une légende, héritée de l’ère soviétique, dit que « si tu interromps ta première grossesse, tu n’auras plus jamais d’enfants, tu seras frappée de stérilité ». (...)
Jamais au long de sa carrière, la cofondatrice de l’association des femmes avocates d’Ukraine ne pensait être confrontée à « ça », « des viols de masse », « des viols de guerre » : « C’est plus que le viol, c’est la destruction par l’intime d’une nation sur des générations. »
Plus d’une dizaine de dossiers occupent ses journées, ses nuits aussi, « et ce n’est que le début » : Tanya* violée avec sa fille Iliana*, Ludmila* sous les yeux de son fils de 12 ans, Katia* des jours durant, « pour la punir d’enseigner la langue ukrainienne », Olena* extraite de Marioupol « l’appareil génital détruit »…
À l’exception d’un dossier qui met en cause un militaire seul – un officier –, tous documentent des viols en réunion, impliquant plusieurs soldats russes dans des régions occupées désormais libérées au nord de l’Ukraine, ou toujours sous occupation au sud et à l’est. Tous déploient une même mécanique.
« Ils violent en meute, longtemps, sans se cacher, en public, devant des témoins, les proches, les enfants, constate Larysa Denysenko. Ils sont souvent ivres, toujours armés, très cruels, sadiques. Des insultes reviennent, par exemple “pute de nazis”, “salope nazie”, “on va t’ouvrir le ventre, t’apprendre à ne plus mettre au monde de nazis”. » (...)
Viols collectifs sur des femmes, des enfants, des hommes, en public ou sous le regard des familles, qui peuvent être suivis d’assassinat, viols post-mortem, prostitution forcée… : l’Ukraine découvre avec horreur l’étendue des violences sexuelles commises par l’armée russe depuis l’invasion du pays le 24 février, en même temps que les massacres, les tortures, les disparitions forcées, les pillages, les destructions.
Mediapart a sillonné les régions de Kyiv et de Chernihiv au nord du pays, reprises par les forces ukrainiennes, à la rencontre des victimes de viols, cette arme à déflagrations multiples, devenue banale dans les conflits armés. Des rencontres majoritairement indirectes, tant le silence fait déjà son œuvre (...)
« Il est beaucoup trop tôt, la guerre fait rage, les victimes sont très éprouvées, elles ne sont pas prêtes à parler. Leur priorité est de rester en vie avec leur famille, d’avoir un abri, à manger. Le viol n’est qu’un bout de l’enfer qu’elles vivent », avertit Oleksandra Matviychuk, du Centre pour les libertés civiles, une ONG qui met à disposition des survivantes un vade-mecum : comment porter plainte, accéder à des soins, à une contraception d’urgence, en territoire libéré, occupé, comment préserver les preuves – « ne pas se laver, ne pas changer ou jeter les vêtements, ne pas se brosser les dents », etc.
« Aucun pays n’est outillé pour affronter une telle industrie du viol ». Kateryna Levchenko, féministe (...)
Une autre raison empêche la libération de la parole, dit-elle : « Notre système juridique n’inspire pas la confiance. Déjà en temps de paix, la victime ne croit pas que le violeur puisse être condamné. En temps de guerre, ce sentiment d’insécurité est aggravé. » (...)
Si le 12 avril dernier, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a évoqué « des centaines de cas de viol », le parquet ukrainien ne communique qu’un chiffre actualisé au fil des jours : celui des crimes de guerre présumés, tous confondus, exécutions sommaires, torture, viols, etc. (...)
plus de 8 000 ont été identifiés et font l’objet d’enquêtes ouvertes par la procureure générale d’Ukraine et la Cour pénale internationale de la Haye (CPI). Une course contre la montre, pavée d’obstacles, pour collecter, recouper les témoignages, les preuves. Un site gouvernemental a été spécifiquement créé, Warcrimes.gov.ua, où citoyen·nes, victimes, témoins, ONG, journalistes peuvent envoyer tout document attestant de crimes de guerre.
Des renforts sont venus du monde entier, de la CPI : des enquêtrices et enquêteurs, des magistrat·es, des expert·es qui ont parfois ratissé des terrains de guerre où les violences sexuelles les plus extrêmes ont été systématisées, comme en Bosnie (région de l’ex-Yougoslavie), en Sierra Leone ou au Rwanda... Des ONG reconnues, telles Amnesty International ou Human Rights Watch (HRW), qui documentait dès le 3 avril le viol d’une jeune femme dans un village près de Kharkiv à l’est, conduisent leurs propres enquêtes, indépendamment du processus judiciaire.
Un des enjeux sera de déterminer si les viols relèvent d’une stratégie militaire délibérée, planifiée au sommet par la Russie, d’un potentiel génocide qui vise à l’épuration ethnique, comme le dénonce le président ukrainien, ou s’ils sont un des dommages aléatoires de la guerre, perpétré par quelques mercenaires hors de contrôle, sans responsabilité du commandement.
Pour Larysa Denysenko, « c’est un système de terreur organisé au plus haut ». (...)
L’avocate reste hantée par le message, empreint de culture du viol, de Vladimir Poutine au président ukrainien deux semaines avant la guerre. Les médias l’ont traduit de deux manières : « Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter » ou « Que tu aimes ça ou pas, tu vas subir, ma belle ». « En Russie, affirme-t-elle, les violences de genre structurent le pouvoir, l’armée, la société, elles sont valorisées, encouragées, tandis qu’en Ukraine, on travaille à casser cela. » (...)
certaines se barricaderont à jamais « avec une bombe intérieure » : « Dans nos petits villages, tu ne peux pas dire que tu as été violée. C’est une deuxième mort. » (...)
« Les Russes buvaient beaucoup d’alcool, puis ils montaient sur les tanks, roulaient en mitraillant à l’aveugle. Plus les jours passaient, plus ils redoublaient de violence, de sauvagerie. » Tatiana Svyrydenko s’interrompt pour pleurer. Elle a prié si fort mais « même Dieu est impuissant face à Poutine ». (...)
Volodymyr a entendu « des cris de femmes des jours durant » de là où il se cachait. Il les entend encore. Il veut bien parler mais plus à n’importe quel journaliste : « Beaucoup sont des charognards. » (...)
La mission d’Anna Bilanenko, psychologue, est d’accompagner les familles, « celles qui ne veulent pas savoir et celles qui veulent tous les détails ».
Elle s’assure que ces dernières sont « vraiment prêtes » : « Plusieurs ont des membres qui ont été violés, certains après la mort. Des femmes surtout, mais j’ai eu aussi le cas d’un bébé de 5 mois mort de ses blessures, d’un enfant et d’un homme âgé qui s’est pendu de honte. » Elle confie : « Les médecins aussi pleurent. On est des êtres humains et on est ukrainiens. » (...)