
Gel des réserves de change déposées aux États-Unis, assèchement des liquidités en dollars circulant dans le pays, suspension des aides accordées par le FMI… Le gouvernement américain a décidé d’utiliser toutes les armes financières à sa disposition face au pouvoir taliban. Celui-ci risque de n’avoir d’autre choix que de se précipiter dans les bras de la Chine.
« Les talibans ont gagné militairement mais maintenant ils doivent gouverner. Ce n’est pas si facile. » Dans un long thread publié sur Twitter le 18 août, l’ancien gouverneur de la banque centrale d’Afghanistan (Da Afghanistan Bank, DAB) Ajmal Ahmady, qui a fui Kaboul dimanche soir, affichait une joie mauvaise face à la situation nouvelle : l’administration Biden a décidé de geler toutes les réserves de change de la banque centrale afghane déposées sur des comptes américains.
Même si Washington a déjà pris dans le passé pareille disposition à l’égard du Venezuela et de la Libye, la mesure reste exceptionnelle. Elle illustre les derniers vestiges de la diplomatie américaine à Kaboul. À défaut d’autres moyens, l’administration Biden semble décidée à utiliser les dernières armes qui lui restent pour faire pression sur les talibans : les sanctions financières et le dollar. (...)
Les talibans étant classés parmi les organisations terroristes depuis les attaques du 11 septembre 2001, le gouvernement américain n’a eu besoin de prendre aucune disposition réglementaire ou parlementaire supplémentaire. Il a juste décidé d’appliquer la règle dans toute sa rigueur, tant le gouvernement américain est persuadé que le pouvoir taliban d’aujourd’hui est identique à celui d’hier, en dépit des déclarations d’intention depuis la chute de Kaboul. (...)
Les effets de ce gel risquent de se faire sentir très rapidement à Kaboul. Alors que les talibans accusent l’ancien gouvernement d’avoir volé et pillé les finances et les réserves du pays, l’ancien gouverneur de la banque centrale se défend. Selon ses explications, les réserves de change s’élèvent à 9 milliards de dollars. Il donne un détail précis de leur utilisation : 7 milliards de dollars sont dans les comptes de la Réserve fédérale américaine sous forme de bons du Trésor, de titres de la banque mondiale et d’or ; 1,3 milliard se trouve sur des comptes internationaux et 700 millions sont déposés auprès de la Banque des règlements internationaux.
Ces placements des réserves à l’extérieur participent à la politique diplomatique et financière dans tous les pays où les États-Unis exercent une forte influence. Quel que soit le régime, Washington fait en sorte de garder un contrôle sur les réserves des banques centrales et d’en prendre une partie substantielle (dollars et or) en dépôt, au nom de sa souveraineté sur le dollar et de son rôle comme garant du système monétaire international. L’Afghanistan, qui a vécu sous assistance respiratoire financière américaine pendant vingt ans, n’a pas échappé à cette règle. (...)
Cette absence de réserves financières risque de se faire cruellement sentir très rapidement. D’autant que d’autres moyens de rationnement ont été mis en place. Comme l’afghani, la monnaie afghane, est non convertible, le pays a besoin de passer par d’autres systèmes pour ses échanges. Dans ce pays où le système bancaire est très peu développé – les banques n’existent pas en dehors des trois, quatre capitales régionales –, l’essentiel repose encore sur le hawala [système de change et de négoce instauré depuis des siècles le long des grandes routes commerciales, assez comparable à celui instauré par les banquiers florentins de la Ligue hanséatique au Moyen Ȃge – ndlr]. Mais quel que soit le canal – banque ou maison de change –, tout finit en dollars.
Au cours des dernières semaines, alors que l’avance des talibans se précisait, rapporte Ajmal Ahmady, les dirigeants des principales banques du pays ont commencé à réduire les liquidités en circulation, à commencer par le dollar. Au cours des quinze derniers jours, tous les dollars sous forme de billets ont été rapatriés à Kaboul. Le 13 août, les États-Unis ont suspendu les livraisons quasi hebdomadaires de dollars qu’ils assuraient depuis des années afin de fournir les liquidités suffisantes pour les transactions courantes du pays. (...)
Au fur et à mesure que les capitales régionales tombaient aux mains des talibans la semaine dernière, les files n’ont cessé de s’allonger devant les banques, chacun voulant retirer au plus vite son argent. Avant la chute de Kaboul, des limitations de retrait avaient déjà été imposées. Le niveau des liquidités en dollars était déjà alors proche de zéro, selon Ajmal Ahmady. L’ensemble du système risque d’être asséché complètement. (...)
Même si son obsession première est d’asseoir son pouvoir dans le pays, le pouvoir taliban n’ignore sans doute rien des dangers qui le menacent et qui pourraient venir nourrir une contestation, voire une résistance interne, si le pays s’effondre financièrement. « Au pouvoir entre 1996 et 2001, ils [les talibans] ont pourtant été considérés comme responsables de la catastrophe économique qui a frappé le pays – et pour cause, ils ne s’y intéressaient pas du tout, ce qui a changé », explique le politiste Adam Baczko, chargé de recherche au CNRS dans un entretien à Mediapart.
Cette préoccupation nouvelle pour les questions économiques explique sans doute en partie la « modération » qu’entendent afficher les talibans depuis la chute de Kaboul. En quête de respectabilité et de reconnaissance internationale, ils multiplient les discours assurant leur volonté d’inclure tout le monde, d’accueillir à nouveau les fonctionnaires qui ont travaillé pour l’ancien pouvoir. Leurs messages se font d’autant plus pressants qu’il y a urgence : il leur faut au plus vite des liquidités pour tenter d’échapper à l’asphyxie financière.
Lundi prochain, le Fonds monétaire international devait normalement commencer à débloquer une allocation de droits de tirages spéciaux de 460 millions de dollars accordée sans condition à la banque centrale afghane. Les représentants républicains ont demandé dès le 17 août que cette ligne soit bloquée. (...)
Le 18 août, le FMI a annoncé qu’il suspendait l’accès de droits de tirages spéciaux à l’Afghanistan en raison « du manque de clarté au sein de la communauté internationale » sur la reconnaissance du gouvernement afghan. La Grande-Bretagne a déjà indiqué qu’elle ne reconnaîtrait pas un gouvernement dirigé par les talibans. Le reste des pays occidentaux ont fixé un nombre de conditions (droit de pouvoir s’exiler, droits des femmes, engagement de lutter contre le terrorisme...) avant de se prononcer dans un processus de reconnaissance.
La Russie a dit qu’elle se donnait le temps de la réflexion et qu’elle jugerait aux actes. La Chine, qui a accepté de s’afficher avec les dirigeants talibans, n’a pas reconnu officiellement le nouveau pouvoir, attendant elle aussi de voir les premiers actes du gouvernement de transition.
Mais même si Pékin est prêt à défier ouvertement Washington sur ce point, la question ne sera pas tranchée avant de longues semaines, d’autant que le gouvernement de transition n’est toujours pas formé. Or le régime taliban n’a pas le temps d’attendre des mois. Pour eux , le problème de financement, d’accès au change, se pose en termes de jours, au mieux de semaines.
Un prêt ami – chinois ? – peut l’aider à temporiser. Mais, au-delà de l’urgence, le problème des financements du pays va devenir de plus en plus intense dans ce pays où plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, qui dépend pour 80 % de ses dépenses publiques des aides internationales. Certes, le pays a une imposante économie parallèle : l’argent de la drogue constitue, selon un rapport de l’Otan, la deuxième ressource du pays après les mines, avec 416 millions de dollars de rentrées annuelles. Mais cela suffit pour assurer la subsistance de mafias et de seigneurs de la guerre, pas pour soutenir un pays.
« Même les talibans le reconnaissent, ils ont besoin de l’aide internationale »
John Spoko, inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (...)
« L’histoire peut se répéter », insistait-il en faisant référence au chaos qui avait suivi la fin des aides russes après le retrait de l’armée soviétique en 1990.
Bien avant la chute de Kaboul, les pays donateurs manifestaient déjà leur impatience et leur incertitude à l’égard de l’Afghanistan. (...)
Aujourd’hui, tout est suspendu et sans doute pour longtemps.
Est-ce vraiment la stratégie américaine ? Face à l’asphyxie financière qui menace, les talibans risquent de n’avoir d’autre choix que de se précipiter dans les bras de la Chine, le seul pays qui ne leur a pas fermé la porte et qui a les moyens d’avancer rapidement les milliards dont ils ont besoin. Mais ce sera à ses conditions. Parmi celles-ci, l’engagement des talibans de ne soutenir aucun mouvement ouïghour ou, dans le Xinjiang, la volonté de s’intégrer dans le système pakistanais, tête de pont de la Chine dans toute sa stratégie des routes de la soie, et, comme d’habitude, de sérieuses garanties sur des actifs afghans considérés comme importants par Pékin.
Le Global Times, quotidien anglophone chinois, relais de la frange la plus nationaliste du Parti communiste chinois, a déjà commencé à présenter une première liste. La chine est particulièrement intéressée par les mines de terres rares – indispensables pour toute l’industrie numérique – d’Afghanistan. (...)
À titre subsidiaire, le journal précise que les autorités chinoises sont aussi intéressées par les mines de cuivre afghanes.