
La dernière réforme du lycée, qui arrive cette année au niveau Terminale, a fait de la liberté de choix un argument central : les élèves ont désormais droit à un parcours à la carte. Le prix de cette autonomie ? Moins de suivi, plus d’incertitude. En revanche, la sélection sur Parcoursup est devenue impitoyable. Et le dossier scolaire colle à la peau... avec ou sans confinement.
Depuis plusieurs semaines je la voyais s’endormir sur un coin de table, et j’avais surpris sa mine défaite, bien trop triste pour une ado de dix-sept ans. Manon a fini par me confier qu’elle ne dormait plus. Elle cumule plusieurs sédatifs, fait de la sophro, a pensé essayer le psy… Mais elle n’a pas le temps d’aller le voir : « Parcoursup ça commence dans un mois… je veux pas perdre ma chance ».
Comme Manon, des dizaines de jeunes me confient, chaque année, leurs problèmes de sommeil, de stress, d’anxiété : et cela indépendamment des effets de la crise sanitaire. Des symptômes pour lesquels ils n’ont pas toujours de mots, ou qu’ils ne veulent parfois pas avouer. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans… Au début, leurs yeux rougis me faisaient soupçonner de joyeuses soirées passées devant l’ordinateur ou la console… ce qui existe aussi, évidemment. Et qui n’est pas toujours non plus un gage de bonne santé ou d’équilibre. Mais dans le cas de Manon et de ses camarades, il n’y a ni jeu, ni chat, ni fête. Elle voudrait bien dormir… mais se retourne dans son lit sans y parvenir.
Comment en est-on arrivé là ? Et pour un ou une élève qui accepte d’en parler, combien se taisent ? Je ne saurai jamais combien sont dans le même cas, la pudeur l’emportant souvent chez eux sur le besoin de s’épancher, et un bavardage agité, ou un décrochage chronique, masquant souvent le vertige qui les habite. Il faut bien de l’obstination, digne d’un enquêteur de série policière, pour comprendre. Et bien de l’abnégation pour leur proposer une aide : dans l’immense majorité des cas, ils-elles la fuient, manquent les rendez-vous, se dérobent aux entretiens. Il faut dire que les lycéen-ne-s sont devenu-e-s des molécules instables, leurs trajectoires ne se croisent qu’épisodiquement, et les structures d’aide ou de conseil ne sont le plus souvent que des cases cochées sur un « contrat d’objectifs ». Les « tutorats », et autres « cellules de veille » ou « de suivi » masquent mal la carence profonde d’un système qui gère désormais les « flux », sans plus prendre le temps de s’occuper des personnes. (...)
Des conseils de classe solubles dans un lycée liquide
Dans mon établissement, les conseils de classe n’ont désormais plus lieu en séries générales : pour de simples raisons matérielles (il faudrait réunir plus d’une trentaine de personnes dont chacune devrait assister à une dizaine de réunions, qu’il faudrait étaler sur plusieurs semaines… les chefs d’établissement ont préféré renoncer). Mes élèves se répartissent désormais entre dix « classes » (au lieu de quatre ou cinq) et des dizaines de spécialités différentes, et ne se connaissent plus entre eux-elles. Mais le mot « classe » est devenu un mot aussi creux et abstrait que « vivre-ensemble » ou « continuité pédagogique » : chacun suit son destin, singulier et surtout solitaire… La classe n’est plus qu’une coquille vide, aussi hantée que le château d’Elseneur. (...)
Quand on sait la complexité des filières du post-bac, elles aussi en mutation constante, l’infini labyrinthe des formations, publiques ou privées, auxquelles les élèves peuvent prétendre, et le panel vertigineux des métiers possibles… on est pris de vertige. Le problème, surtout, c’est que certains professeurs principaux ne connaissent même pas les élèves... qu’ils n’ont pas en cours. S’ils enseignent une spécialité, ils n’ont forcément pas toute la classe (...)
Et si on fonctionne, comme on nous le recommande désormais, en semestres (de quatre mois), l’accompagnement est encore plus lointain. L’argument mis en avant pour le passage aux semestres consistait à promettre qu’on n’abandonnerait pas les élèves, qu’il y aurait des conseils de mi-trimestre... En réalité, nous avons vu circuler un tableau (Google Sheets) où on devait cocher "A, B, C ou D" pour indiquer le niveau... Un peu maigre comme bilan, sans parler de la « concertation » qui se réduit, dans le meilleur des cas, à des échanges de posts sur un fil de discussion. Le dernier lieu où parler des élèves, c’est la machine à café, mais évidemment en ces temps de pandémie elle est peu fréquentée.
Parcoursup : « battle royale »
Les ados savent que ce qui compte, ce n’est plus le bac : réduit depuis la réforme à deux épreuves terminales, le français en Première et la philosophie en Terminale, plus un « grand oral » dont on peine à comprendre les réels objectifs, il n’était déjà plus qu’un fossile. Lors du mouvement de contestation enseignante de juin 2018, déjà c’est le contrôle continu qui avait prévalu de fait, par décision ministérielle, et dans des conditions discutées. A la faveur de la pandémie, d’autres épreuves censées avoir lieu en cours d’année ont été ajournées, puis suspendues. Le cru 2019 a affiché des taux soviétiques. La bienveillance à l’examen est de mise, au point que certains ironisent sur le fait qu’y échouer relèverait d’une mauvaise volonté du candidat. Il n’en est pas de même, en tout cas, pour la plate-forme d’admission dans l’enseignement supérieur, « Parcoursup » : les candidats ayant obtenu le bac mais échoué à obtenir une formation sont loin d’être rares. Et pour ceux qui restent en lice, la concurrence est sans pitié. (...)
S’il est bien difficile d’avoir accès à des statistiques précises et surtout lisibles, les données récemment publiées par le Ministère de l’Education laissent apparaître, sur les deux dernières sessions disponibles, une tension de plus en plus importante entre le nombre de candidats et les capacités d’accueil, y compris d’ailleurs dans des filières censées être non-sélectives[1]. Chaque année depuis la mise en place de Parcoursup, nos élèves passent plusieurs semaines, voire, souvent, plusieurs mois à attendre que des places se libèrent : il est courant que certain-e-s remontent des centaines de places sur des listes d’attente… qui en comptent des milliers ! Sans pour autant obtenir toujours, en fin de compte, le Graal souhaité… Il en faut, du cran, pour compter patiemment les jours quand on est 1500e sur son vœu : beaucoup craquent, et on les comprend. L’attrait des formations privées, payantes mais qui délivrent une réponse bien plus rapidement, s’en est trouvé renforcé. (...)
C’est le sujet de conversation numéro un de mes élèves à chaque printemps ! Tandis que les aspirants aux études de médecine pensent à s’expatrier en Espagne, les kinés ou les futurs vétérinaires en Belgique ou en Roumanie, d’autres, déçus de leurs affectations ou trop pressés, se ruent vers des « Bachelors » au titre ronflant et aux tarifs prohibitifs, parfois moins regardants sur des dossiers imparfaits, et qui donnent accès, par la petite (mais onéreuse) porte, à des écoles prestigieuses. Quant aux collègues du supérieur chargés naguère d’examiner les dossiers de candidature, il s’en trouve qui avouent avoir jeté l’éponge : avec le système Parcoursup, le nombre de candidatures a tellement augmenté que seuls les algorithmes sont en mesure d’arbitrer. Des algorithmes dont, malheureusement, on connaît encore mal les critères.
Plus de droit à l’erreur : la tunique de Nessus (...)
tout le monde n’a pas, à dix-sept ans, l’esprit d’un « entrepreneur de soi », et ne conçoit pas forcément sa vie comme un défi pour valoriser son « capital scolaire ». A vrai dire, la foule des lycéen-ne-s que je côtoie évitent d’en parler : c’est un sujet à ne pas aborder avec eux-elles, sous peine de réveiller une anxiété qui ne demande qu’à resurgir. Et que beaucoup combattent, soit à coups de médicaments… ou de substances grisantes, soit par une indifférence surjouée qui va parfois jusqu’à friser l’inconscience. Car la plupart ne se rendent pas vraiment compte que le moindre accroc sur le dossier scolaire (une matière en-dessous de 10, une ou deux remarques acerbes de professeurs agacés, un peu trop d’absentéisme…) leur coûteront cher, très cher : plusieurs dizaines, voire centaines de places sur un vœu convoité.
Et qu’il n’y aura pas, en réalité, de seconde chance : le dossier Parcoursup (soit les bulletins scolaires de Première et les deux premiers de Terminale), désormais roi dans la grande majorité des orientations, les suivra tout au long de leur vie, à chaque réorientation… et on sait que les parcours de moins en moins linéaires conduisent à des réorientations de plus en plus nombreuses. (...)
A l’âge où l’on n’est pas sérieux, le moindre faux pas, et il n’est pas rare ! reste gravé dans le marbre, ou plutôt l’archive numérique. Celles et ceux qui se cherchent, cèdent aux nombreuses tentations de l’adolescence, mais aussi les « phobiques scolaires », de plus en plus visibles… ou les épuisés du distantiel, sans parler de celles et ceux dont les familles ne sont pas en mesure de les accompagner suffisamment, croient ne perdre qu’un an quand ils perdent beaucoup plus : leurs espoirs à long terme. Mais, comme le leur disent les recommandations officielles pour l’orientation , « construisez votre projet » le plus tôt possible, "sentez-vous libres" et « soyez d’abord vous-mêmes ». Pas si facile.
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Parcoursup : absurdités et inégalités
En cette semaine de publication des résultats de Parcoursup, 635 000 lycéens ont reçu leurs premières affectations. L’occasion de pointer les difficultés, voire les absurdités, à choisir sa voie lorsqu’on n’a que 18 ans, et lorsqu’on n’a aucun accompagnement permettant de connaître, réellement, ses options. Comment prétendre œuvrer pour l’égalité des chances dans un système scolaire inégalitaire ? (...)
J’ai suivi, toute l’année, leur désarroi et leurs craintes, et j’ai essayé de les accompagner du mieux que je puisse. J’ai réalisé l’absurdité de ce qui leur était demandé. Mais une absurdité qui n’était ni drôle ni légère ; une absurdité lourde et effrayante.
On leur demande de sélectionner des établissements de l’enseignement supérieur alors qu’elles ne connaissent pas leurs options.
On leur demande de motiver leurs choix par dix lettres différentes alors que personne ne leur a jamais appris à écrire une lettre de motivation.
On leur demande de justifier d’un projet professionnel alors qu’elle ne savent pas ce qu’elles veulent faire. Comment défendre un projet professionnel fictif ? Pourquoi défendre un projet professionnel fictif ? (...)
Je contribue alors à nourrir ce système de certaines personnes dont les caractéristiques sociologiques dérogent au public socialement homogène des grandes écoles pour dire « voilà, vous voyez bien que le système n’est pas élitiste puisque ces jeunes de milieux défavorisés y arrivent ! » alors qu’ils y arrivent simplement en adoptant les codes sociaux dominants. Parce que le système est forcément injuste s’il nécessite un accompagnement de personnes insérées dans ce système pour espérer que ces lycéennes de milieux modestes aient l’avenir qu’elles méritent.
Alors, quittons un peu l’histoire de mes lycéennes et regardons la situation telle qu’elle est. Pourquoi sélectionner sur lettre de motivation et non seulement sur parcours académique ? Oui, le monde du travail fonctionne comme ça. Il faut faire des lettres de motivation, il faut pouvoir défendre son parcours et sa pertinence à un entretien d’embauche. Je le sais et j’entends, donc, que l’on puisse souhaiter apprendre aux jeunes à le faire. Mais est-ce vraiment souhaitable ? A 17 ou 18 ans ? Est-ce qu’on veut leur apprendre, est-ce qu’il est souhaitable de leur apprendre à se conformer à un monde du travail hostile, à apprendre des codes qui ne sont pas les leurs, toujours pour légitimer un système en place ? Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt imaginer un nouvel horizon pour ces jeunes ?
Je pense fondamentalement que l’école, le collège et le lycée sont là pour garantir aux élèves des connaissances utiles pour leur vie, de citoyen, et non pas des sas de préparation à la vie professionnelle uniquement. Je ne crois pas qu’il soit souhaitable ni actuellement ni en vue de la trajectoire future de raréfaction de l’emploi, d’orienter les jeunes dans une fuite en avant vers le marché du travail. (...)
Aujourd’hui, il me semble que le réel sujet est celui de l’égalité des places, au-delà de celui de l’égalité des chances. On sélectionne car il n’y a pas (plus) de place. On n’imaginerait jamais le système scolaire primaire ou secondaire refuser des élèves… Alors pourquoi l’enseignement supérieur devrait-il le faire ? Pourquoi pourrait-il même le faire ? Donnons les moyens à l’Université, qui a été la grande oubliée de l’investissement public de ces dernières années. Donnons à l’enseignement supérieur les moyens d’accueillir tous les élèves, dans toutes les filières qu’ils souhaitent. Ouvrons des amphithéâtres, des universités, des filières, des classes ; embauchons des enseignants, des chercheurs, et revalorisons leurs carrières. Ensuite, pour nos élèves, la sélection se fera plus tard (...)
demandons-nous collectivement pourquoi sélectionner. Par inertie ? Par habitude ? Par peur - absurde - de la hausse des dépenses publiques ? Par crainte de remettre en cause l’ordre existant, l’ordre dominant ? Posons-nous collectivement la question. Alors là, et seulement là, si l’on juge opportun de conserver cette idée de sélection, alors on pourra se demander comment sélectionner. J’ai, quant à moi, l’intuition qu’il ne sera plus nécessaire de se poser la question du comment si l’on résout celle du pourquoi.
– Lettre ouverte à Parcoursup, système déshumanisé et déshumanisant
En tant que parent, je souhaite vous faire part de mon indignation face à votre système Parcousup. Votre plateforme décourage, broie, casse des jeunes et les laissent au bord du chemin. Je m’élève contre ce système et j’invite tous les parents à le faire afin d’être entendu.es et que cesse cette exclusion et déshumanisation. (...)
Une confiance aveugle est mise dans l’intelligence artificielle alors qu’il a été démontré que la dite « intelligence artificielle » comporte des biais qui vont exacerber des inégalités de traitement au détriment des jeunes et de leurs projets. Quelle place est accordée aux jeunes qui ont décrochés scolairement et qui veulent se remotiver ? A la roulette Russe, il y a beaucoup de perdants… (...)