
En quelques jours à peine, nous sommes passés d’un attentat contre un prof en France, à Emmanuel Macron défendant le droit de caricaturer Mahomet, au Président turc prenant la tête d’une contestation contre la France d’une partie du monde musulman. Et tout ce beau monde n’a cure des massacres chinois.
Il se veut le fer de lance de la protestation du monde musulman contre la France. Recep Tayyip Erdogan ne cache pas son jeu. Au pouvoir depuis 2003 – d’abord Premier ministre puis Président en 2014 –, Erdogan, non content d’avoir converti la République (laïque) turque en une sorte d’autocratie religieuse, s’est fait une place parmi les dirigeants populistes du monde, Trump et Bolsonaro en tête. Ce qui n’était pas franchement gagné d’avance vu son style austère. (...)
Ainsi, le 24 octobre dernier, c’est tout naturellement qu’il enjoint Emmanuel Macron à « se faire soigner » (...)
Visiblement, Erdogan n’a pas beaucoup apprécié que son homologue français défende le droit à la caricature – notamment du prophète Mahomet –, après l’assassinat de Samuel Paty. D’ailleurs et d’une manière assez ostensible, Erdogan n’avait pas réagi après la décapitation du prof d’histoire. (...)
Il y en a du ressentiment après cet attentat. Pas qu’en Turquie. Mais il faut voir qui sont les belligérants de cette fronde internationale. En Iran, au Pakistan, en Jordanie ou encore au Koweït, les dirigeants politiques se sont indignés en chœurs de la position de la France, des manifestations ont eu lieu – par exemple devant la résidence de l’ambassadeur de France en Israël –, des appels aux boycotts des produits français ont été lancés.
Erdogan espère bien pouvoir récolter tout cela. Sa force à lui, c’est son pacte avec l’Union européenne pour que la Turquie serve de frontière extérieur, limitant l’immigration. De cette force, il espère tirer partie auprès des autres pays musulmans. C’est qu’Erdogan se rêve en Soliman du XXIème siècle, à la tête d’un nouvel empire Ottoman. « Musulmans de tous les pays, unissez-vous derrière lui et, ensemble, nous feront front face à l’Occident », voilà en substance le message que le Président turc adresse aux musulmans du monde.
Évidement, la politique menée par la France à l’encontre de ses citoyens de confession musulmane est, par bien des égards, des plus critiquables. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, ce sont eux qui sont stigmatisés. L’amalgame est la règle. Ce jeu-là nourrit l’extrême droite française, et les pouvoirs successifs se nourrissent de la montée du RN. Le serpent se mort la queue. Mais dans sa dimension internationale aussi, la politique française est contestable. À l’écoute de Gérald Darmanin se demandant « de quel droit des puissances étrangères se mêlent de nos affaires intérieures ? », on ne peut s’empêcher de penser aux récentes manœuvres d’Emmanuel Macron au Liban.
Cette nouvelle source de crispation n’est pas sans rappeler l’épisode de la non-reconnaissance du génocide arménien par la Turquie, épisode pendant lequel Erdogan aimait à renvoyer la France à son passé algérien. Les conflits sont nombreux entre les deux pays : Méditerranée, Libye, Haut-Karabakh, etc. Mais Erdogan souhaite masquer tout cela derrière quelques caricatures. Le pire, c’est qu’un simple dessin pourrait être l’étincelle la plus dangereuse qui soit.
Pour faire taire Erdogan, il suffit de payer
Étrangement – ou pas –, il suffit de regarder la liste des acheteurs d’armes françaises pour savoir si un pays musulman va être pour ou contre la France dans cette histoire. La colère du Koweït (et celle de l’Iran) fait écho au silence de l’Arabie saoudite. N’est-ce pas avec des armes françaises que cette dernière mène une guerre sale à son voisin du sud ? L’Égypte, le Qatar, l’Inde ? Presque aucun commentaire. Parlons-en, tiens, de l’Inde. Une campagne de soutien à la France a été lancée sur les réseaux sociaux : #StandWithFrance. Il faut dire que le climat est délétère dans ce pays, comme on lit sur Orient XXI : « Peu avant l’épidémie de la Covid-19, des manifestations éclatent en Inde contre plusieurs lois jugées antimusulmanes. Le nouveau Registre national des citoyens risque de priver de leur nationalité une partie des musulmans pendant qu’un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955, le Citizenship Amendment Bill (CAB) favorise la naturalisation des réfugiés non musulmans. »
Voilà donc le clivage qui nous est offert : soutiens la France si tu déteste les musulmans, indigne-toi si tu rêves d’une théocratie islamiste. Aucune nuance ne saurait être tolérée. Un peu comme à l’échelle nationale, où Emmanuel Macron s’enferme volontiers dans un duel entre lui et l’extrême droite, voire dans un spectre plus large lui et l’extrême droite contre ceux qui défendraient les « islamo-gauchistes ».
Et pendant ce temps-là, en Chine, les Ouïghours se font massacrer dans l’indifférence quasi totale du monde musulman – voire le soutien de pays comme l’Arabie saoudite ou… le Pakistan. Non pas qu’Erdogan ait donné sa bénédiction à ce que l’on construise des camps de concentrations pour musulmans à quelques 5000 kilomètres d’Ankara, mais les Chinois l’ont acheté. En 2009, il parlait de « génocide », désormais, il signe des accords d’extradition de réfugiés Ouïghours en échange d’investissements chinois.
Que voulez-vous ajouter à cela ? Les crédules regardent le doigt. Il ne voit plus la lune depuis bien trop longtemps. Mais il est vrai que le gouvernement chinois n’a jamais défendu le droit à la caricature.
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Une caricature d’Erdogan en une de Charlie Hebdo provoque la fureur d’Ankara
La Turquie assure qu’elle va prendre des mesures "judiciaires et diplomatiques" après la publication d’une caricature de son président Recep Tayyip Erdogan, parue en une, mercredi, dans Charlie Hebdo.
Les autorités turques n’ont visiblement pas apprécié l’humour de Charlie Hebdo. La Turquie a condamné, mardi 27 octobre, la nouvelle une du journal satirique qui montre Recep Tayyip Erdogan en T-shirt et sous-vêtements, en train de boire une bière et de soulever la jupe d’une femme portant le voile, découvrant ainsi ses fesses nues.
"Nous condamnons cet effort tout à fait méprisable de la part de cette publication pour répandre son racisme culturel et sa haine", a déclaré le principal conseiller pour la presse du président turc, Fahrettin Altun, sur Twitter.
Il a présenté cette caricature comme le résultat du "programme anti-musulman du président français Macron".
La Turquie a également annoncé qu’elle allait prendre des mesures "judiciaires et diplomatiques" après cette publication. (...)