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Les Ukrainiens au tournant de l’histoire européenne
/Anna Lebedev Dans Études 2015/3 (mars)
Article mis en ligne le 24 février 2022

Il a fallu une grande contestation populaire et une guerre pour que l’Ukraine fasse irruption sur les cartes mentales des Européens. Ce pays dont la taille et la population sont comparables à celles de la France est longtemps resté une tache blanche dans l’imaginaire européen, ou plutôt une partie de la grande zone grise formée par la constellation des anciennes républiques soviétiques aux contours un peu flous. Ce que les Ukrainiens ont clamé dès les premiers jours des manifestations sur le Maïdan, place de l’Indépendance de Kiev, pendant l’hiver 2013-2014, c’est bien leur volonté de ne pas être un territoire nébuleux sur la carte de l’Europe, vaguement affilié à la Russie. Ce vœu a été exaucé. En se réunissant sur la place publique, les Ukrainiens ont cherché à reprendre en main le destin de leur pays ; cette bataille-là est toujours en cours. La contestation kiévienne et la réaction qui s’en est suivie de la part du pouvoir russe ont en tout cas déclenché une crise majeure dont les enjeux dépassent largement l’Ukraine : c’est tout l’équilibre européen de l’après-guerre froide qui se trouve remis en question. « L’Ukraine n’a pas d’avenir sans l’Europe, mais l’Europe n’a pas non plus d’avenir sans l’Ukraine », écrit l’historien Timothy Snyder. À travers les siècles, l’histoire de l’Ukraine a révélé les tournants de l’histoire de l’Europe. Cela semble être toujours vrai aujourd’hui. 
 »

La contestation de la place Maïdan est née, comme beaucoup de grandes mobilisations d’aujourd’hui, sur les réseaux sociaux. Fin novembre 2013, le statut Facebook d’un journaliste connu proposait de se rassembler sur la place centrale de Kiev pour protester contre le refus du président Viktor Yanoukovitch de signer l’accord d’association avec l’Union Européenne. Des centaines de personnes ont répondu à l’appel. La Russie ne s’y est pas trompée : derrière la référence à l’UE, on lisait bien dans les revendications des manifestants une volonté de mettre à l’écart le passé soviétique partagé avec le voisin russe et de lier son histoire à celle de l’Europe du Centre-Ouest.

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Très rapidement, l’objet de la contestation a cependant été reformulé par les manifestants. La mobilisation pour un avenir européen de l’Ukraine s’est mue en une mobilisation contre un pouvoir politique corrompu et oppressant. La première répression étatique contre les manifestants, surtout des étudiants, tabassés par les forces de l’ordre dans la nuit du 30 novembre 2013, a été le point de déclenchement d’une transformation du Maïdan. Cette violence dirigée contre les jeunes, presque des enfants, diront ensuite les manifestants, a provoqué un puissant élan de colère qui a fait sortir dans les rues des dizaines de milliers de personnes. Dans cette deuxième phase, la revendication centrale des manifestants a été le renversement du pouvoir en place, accusé d’avoir aggravé la corruption dans le pays, gangréné les institutions publiques, étouffé les entreprises. Tourné vers la Russie, le président Yanoukovitch faisait prendre à son pays, aux yeux des manifestants, le même chemin que la Russie, qui avait vu ces dernières années une limitation drastique des libertés publiques et une corruption érigée en principe de fonctionnement de l’État. La Russie, rarement mentionnée dans les discours protestataires, était pourtant implicitement présente dans l’imaginaire politique des manifestants, en tant que repoussoir. L’« Euromaïdan » des premiers jours a changé de nom pour devenir une « Révolution de la dignité ». (...)

La mobilisation ukrainienne de l’hiver 2013-2014 avait deux caractéristiques saillantes : une base sociale relativement large et une configuration particulière de l’espace, du temps et de la sociabilité des manifestants. (...)

Par ailleurs, quelle que soit l’importance des protestations dans la capitale, elles ne représentaient que 13 % des « Maïdan régionaux » un peu partout dans le pays [3]

. Si l’intensité des manifestations régionales était nettement supérieure à l’Ouest et au centre du pays par rapport à l’Est, il est certain que le mouvement protestataire avait une échelle nationale : 20 % d’Ukrainiens ont pris part d’une manière ou d’une autre à la protestation (...)

Rythmée par les grandes réunions publiques qui attiraient la foule des Kiéviens, baignée en permanence de musique et de discours émotifs, la vie sur le Maïdan a été pour ses participants un grand moment de refondation d’une vie en commun sur une base nouvelle et de confiance dans la capacité de la société ukrainienne à se mettre en action.
Un mouvement difficile à décrypter

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La fragilité de la protestation du Maïdan a résulté de sa faible lisibilité pour les observateurs extérieurs et pour un certain nombre de citoyens ukrainiens. La volonté du Maïdan de se structurer en dehors de la scène politique a été sa force autant que sa faiblesse.

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Le mouvement protestataire s’est d’emblée déclaré inclusif, ouvert à tous citoyens et à toutes forces sociales adhérant à ses objectifs. Les revendications de dignité citoyenne et de refus d’un État corrompu, partagées par un grand nombre d’Ukrainiens, ont fait venir sur le Maïdan des groupes politiques de mouvances opposées, ainsi qu’une immense majorité de citoyens se déclarant non-affiliés et méfiants à l’égard de la classe politique dans son ensemble. (...)

Le refus d’un leader politique unique et d’une plateforme partisane a rendu le mouvement peu lisible pour les observateurs extérieurs qui n’arrivaient pas à le situer sur l’échiquier politique.

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L’attention des experts cherchant à analyser la protestation a donc porté sur les forces politiques présentes sur le Maïdan et notamment sur les mouvements nationalistes – minoritaires mais très visibles –, assimilant l’acceptation des forces nationalistes par le Maïdan à une contamination du mouvement par les thèses extrémistes. Cette idée, formulée par certains experts occidentaux, est aussi rapidement devenue le paradigme dominant des médias russes. En Europe de l’Ouest, l’idée de la contamination nationaliste est tombée sur le terreau fertile d’une inquiétude interne face aux montées des droites extrêmes. En Russie, la catégorisation du Maïdan comme mouvement néo-nazi a servi de fondement au soutien des séparatismes et à l’intervention militaire russe. Dans les deux cas, la place réelle de l’extrême-droite dans la protestation a été méconnue, tout comme ont été méconnus les ressorts du nationalisme ukrainien, mémoriel et douloureux, se référant avant tout aux répressions soviétiques en Ukraine qui continuent à être niées en Russie. (...)

Le refus du Maïdan de se rattacher à une logique partisane posait certainement question quant à l’avenir politique du mouvement. C’est la répression violente des manifestants perpétrée par le pouvoir en place fin février 2014, – elles ont fait plus d’une centaine de victimes –, qui a paradoxalement permis la consolidation de la protestation en politique conventionnelle. La nécessité de faire front – d’abord au sens figuré, puis au sens propre – a rendu acceptable et nécessaire l’émergence de leaders politiques, les coalitions et l’entrée des protestataires sur l’arène politique classique. La mort d’un grand nombre d’activistes du Maïdan, tombés sous les balles gouvernementales, a sensiblement renforcé le sentiment de communauté unie face à un ennemi dans une urgence vitale. Ces victimes, identifiées, regroupées sous le nom de « Ceinturie céleste » et commémorées dans l’espace public, ont une grande importance dans la mémoire collective du Maïdan, et avant tout dans celle des protestataires urbains qui vivaient là leur première expérience combattante.
De la fracture sociale à la guerre civile nourrie de l’extérieur (...)

L’enchaînement très rapide des événements entre la chute du pouvoir Yanoukovitch fin février, l’annexion de la Crimée par la Russie début mars et les déclarations de sécession des mouvements séparatistes dans l’Est de l’Ukraine en avril 2014, ont souvent conduit à deux types d’analyse. D’un côté, on a décrit ces événements comme le résultat exclusif d’une action militaire de l’État russe en Ukraine du Sud-Est. De l’autre, on a analysé la situation comme l’effet d’une fracture profonde de l’Ukraine qui serait depuis longtemps divisée entre pro-ukrainiens et pro-russes, ou encore entre russophones et ukrainophones. Les deux analyses sont également réductrices.

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L’Ukraine était-elle vouée à la sécession ? Les différences régionales entre l’Ouest et l’Est du pays ont en effet été pointées dès le début des années 1990. L’Ukraine occidentale plutôt rurale, ukrainophone, imprégnée d’une culture d’Europe centrale, critique à l’égard du passé soviétique, était opposée dans ces analyses à une Ukraine orientale industrialisée, russophone, tournée vers la Russie et nostalgique de l’URSS. L’histoire du pays au XXe siècle est en effet complexe (...)

L’Est et l’Ouest du pays, ajoute Riabchuk dans les années 2000, ne sont pas des entités délimitées, mais les extrémités d’une Ukraine plurielle et métissée. Ainsi, le critère de la langue qui est souvent pointé pour expliquer les humeurs sécessionnistes du Donbass, joue d’une manière beaucoup plus subtile et complexe, car l’Ukraine est un pays bilingue et non une juxtaposition de deux moitiés monolingues. Plus de 90 % de ses citoyens maîtrisent le russe et l’ukrainien (...)

C’est pourtant bien sur le terreau linguistique que sont venus s’enraciner les premiers troubles en Crimée et dans le Donbass, nourris de peur et d’incompréhension.

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Immédiatement après la destitution et la fuite du président Yanoukovitch, le parlement ukrainien a en effet voté l’abrogation de la loi sur les langues vieille de deux ans qui octroyait un statut régional officiel aux langues minoritaires, parmi lesquelles le russe. La rapidité avec laquelle la question de la langue a été mise en avant montre bien son importance symbolique. Cependant, ce n’est pas tant contre la langue russe que les députés ont voté que contre la mainmise de la Russie sur la société ukrainienne que la langue était censée représenter. L’abrogation précipitée de la loi manifeste une volonté de décolonisation radicale et définitive, le refus d’une allégeance à la Russie représentée par la présidence Yanoukovitch. L’ironie de l’histoire veut que cette abrogation n’ait jamais été entérinée par le pouvoir exécutif, ce qui ne l’a pas empêchée d’être brandie par les adversaires de la révolution ukrainienne comme une preuve de l’hostilité de Kiev à l’égard de ses concitoyens de l’Est et du Sud. Plusieurs mois de guerre plus tard, la question de la langue ne semble plus du tout à l’ordre du jour (...)

Des incompréhensions mutuelles

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L’embrasement du Donbass a été d’abord une histoire d’incompréhension mutuelle entre l’Ukraine révolutionnaire et sa périphérie. Le message du Maïdan a en effet été nourri de références à une Ukraine mythologisée qui a fait peur à l’Est. L’usage de symboles du nationalisme ukrainien par certains manifestants a été lu à l’Est – avec l’aide des médias russes – comme la glorification d’un mouvement néonazi. Jamais la complexité du combat nationaliste ukrainien au milieu du XXe siècle n’a été abordée dans l’historiographie russe qui n’arrive pas à s’extirper d’une vision glorieuse et monolithique de la Deuxième Guerre mondiale.

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Au-delà de la figure repoussoir des nationalistes, les Ukrainiens de l’Est ne se sont pas reconnus dans la volonté du Maïdan de tirer un trait sur le passé soviétique, incarnée par le déboulonnement de plusieurs statues de Lénine. (...)

La présence de nombreux représentants de la région de l’Est dans la mobilisation a brouillé la vue des activistes, faisant croire que leur message de dignité empreint de valeurs occidentales était universel et serait forcément partagé. Les premiers protestataires de l’Est brandissant des banderoles anti-kiéviennes ont été des Ukrainiens effrayés par un désordre à Kiev qu’ils ne comprenaient pas et qui semblait les mettre en danger. Cet Est-là n’a pas été entendu ; il a été privé d’une chance d’avoir voix au chapitre et qualifié de rétrograde.
La Russie dans le conflit ukrainien

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Ce clivage était-il suffisant pour déclencher une guerre ? S’il est certain qu’un terreau de conflictualité existait dans la société ukrainienne, il n’était ni nouveau, ni forcément dangereux pour la vie en commun. Dans ce pays en patchwork comme il en existe beaucoup en Europe, le métissage, la négociation et le débat pluraliste permettaient d’avancer non sans heurts, mais ensemble. L’intervention russe a transformé une situation conflictuelle en guerre hybride.

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La nature et l’intensité de l’intervention russe font débat. Pour la Crimée, en dépit des déclarations russes qui affirment que la péninsule a rejoint la Russie en vertu d’un référendum populaire, les conditions dans lesquelles le référendum a eu lieu ont laissé peu de doute sur sa légitimité. (...)

L’analyse du rôle de la Russie dans le Donbass est moins évidente et les arguments avancés des deux côtés ne sont pas de même nature. D’un côté, les déclarations officielles du pouvoir russe clament qu’aucune guerre n’a lieu en Ukraine, qu’aucune force armée n’y est engagée et que les combattants russes sont tous des volontaires intervenant en dehors de leur mission militaire. Ceux qui connaissent l’histoire récente de la Russie savent d’ailleurs qu’aucune guerre conduite par ce pays n’a été officiellement déclarée. De l’autre côté, nous avons des témoignages, des objets et des corps : témoignages de combattants séparatistes affirmant être soutenus militairement par la Russie, témoignages et photos de militaires russes, armes et équipements militaires russes identifiés sur le terrain, corps de soldats russes tués en Ukraine dont les cercueils reviennent dans leurs villes natales. La Russie est militairement présente dans ce conflit, peu de doutes subsistent à ce sujet. Cependant, cette guerre a aussi vu l’émergence de petits chefs militaires locaux qui ne sont ni les protestataires anti-Maïdan de la première heure, ni les représentants d’une armée d’occupation. (...)

La guerre dans l’Est de l’Ukraine n’est ni seulement une agression russe, ni une guerre civile, mais un conflit armé dans lequel des revendications locales ont été gonflées et enflammées de l’extérieur.

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Le rôle de la Russie dans ce conflit est loin de se limiter à l’intervention militaire : la puissante guerre de l’information est le cœur et la spécificité de la guerre en Ukraine du Sud-Est. Dès le début du Maïdan, la Russie a diffusé, surtout via les chaînes de télévision qui sont encore la principale source d’information de la population, un message simple : la révolution ukrainienne aurait été organisée par les États-Unis afin d’affaiblir la Russie dans sa zone d’influence ; l’objectif du pouvoir néonazi de Kiev serait d’organiser le génocide des populations russophones. Pour appuyer ce message, les médias russes ont fabriqué une réalité parallèle basée sur des informations mensongères, l’exemple le plus frappant étant un reportage monté de toutes pièces sur un petit enfant crucifié par l’armée ukrainienne dans le Donbass. Diffusés en Russie comme en Ukraine, des reportages de ce type ont semé l’effroi et durablement affecté les esprits. Côté ukrainien, une propagande a également émergé, de manière réactive et plus tardive, moins axée sur la diabolisation de l’autre que sur l’exagération des succès ukrainiens et la minimisation des informations sur les pertes humaines. La désinformation côté ukrainien a consisté surtout à négliger la catastrophe humanitaire provoquée par la guerre dans le Donbass et à faire peser sur les populations de l’Est la responsabilité de cette guerre, en faisant un amalgame douteux entre séparatistes et russophones de la région.
Une société mise à l’épreuve

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Les conséquences de la guerre de l’information sont lourdes. (...)

La guerre nourrit aussi la violence, des deux côtés du front. Si le Maïdan n’a porté aucun slogan xénophobe ou intolérant, la guerre et surtout l’intervention russe pourraient bien consolider un nationalisme plus virulent.

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En effet, le traumatisme de la guerre a consolidé la société ukrainienne autour d’un sentiment patriotique d’une ampleur nouvelle. (...)

Un conflit mal compris

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Le conflit en Ukraine a été très mal compris en Europe, en dépit de sa médiatisation. La raison principale de cette incompréhension réside dans la difficulté des décideurs et analystes européens à envisager l’Ukraine comme un acteur à part entière du champ international, ayant des intérêts et une dynamique propre, distincte de celle de la Russie. Ceux qui ont approuvé la contestation kiévienne comme ceux qui s’y sont opposés ont souvent appuyé leurs discours sur la même représentation de l’Ukraine, celle d’un pays tampon, objet de négociations, protégeant soit l’Union Européenne de la Russie, soit la Russie de l’Europe. Ce faisant, les deux discours ont rejoint consciemment ou inconsciemment l’image que la Russie veut entretenir de l’Ukraine : la périphérie d’un empire, objet d’une influence russe. Même critiquée, la Russie a réussi à imposer largement ses termes du débat, notamment la qualification de la situation en « crise ukrainienne », ce qui souligne sa dimension interne au pays, mais aussi l’accentuation de l’intérêt pour l’extrême-droite en Ukraine et le questionnement sur la langue. Les experts qui s’expriment sur l’Ukraine sont d’ailleurs souvent des spécialistes de la Russie qui partent d’un postulat de similitude entre les deux pays et transmettent simplement les clichés russes sur la société ukrainienne. La méconnaissance de l’histoire du pays, de ses spécificités culturelles, linguistiques et politiques ont accentué le déni d’Ukraine.

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En France, les débats sur le Maïdan et la guerre en Ukraine sont souvent tombés dans deux écueils : celui de l’analyse russophobe versus russophile et celui de la lecture anti-atlantiste. (...)

Le débat sur la situation ukrainienne chausse aussi souvent les lunettes de l’anti-américanisme proposées par la Russie : l’Ukraine serait une marionnette aux fils tirés par les États-Unis à la poursuite d’un projet hégémonique pour lequel la Russie serait un contre-pouvoir dangereux. Il est symptomatique de voir à quelle vitesse certaines discussions sur l’Ukraine dérivent sur la question de l’influence américaine et y restent cantonnés, sans que la réalité du terrain ne soit évoquée. La désaffection des Français à l’égard de cette Europe unie qu’acclament les Ukrainiens ajoute à l’incompréhension et au dépit. La vigueur des discussions françaises sur l’atlantisme, le trouble des Français face à un projet européen qu’ils ne voient plus comme un vecteur de progrès, empêchent de porter véritablement leur regard sur l’Ukraine et occultent ainsi la réalité d’un pays, d’une révolution et enfin d’une guerre.