
Contre l’ordre actuel, deux types de combats se côtoient, parfois rivalisent. La propagande par le fait recherche une prise de conscience morale et politique. Elle a recours à des techniques spectaculaires, souvent individuelles, mais peine à maintenir l’élan initial. Moins en vogue, l’organisation privilégie un travail de longue haleine, plus collectif, moins ludique. Il arrive pourtant que ces deux fleuves se rejoignent.
(...) À la différence du terme « organisateur (1) », ancré dans l’histoire du syndicalisme et de la gauche américaine, celui d’« activiste », aux origines ambiguës, s’est progressivement imposé pour désigner les personnes engagées dans une action de régénération individuelle et politique au sens large. « Nous-mêmes avions l’habitude de nous qualifier tour à tour de révolutionnaires, de radicaux, de militants, de socialistes, de communistes ou d’organisateurs », se souvient Roxanne Dunbar-Ortiz, une historienne de gauche forte de cinquante ans d’expérience des mouvements sociaux. L’apparition du mot « activiste » sur la scène publique coïncida, selon elle, avec la généralisation du « discrédit de la gauche ». (...)
Les activistes ont tiré parti d’une période où les contestataires se détournaient de ce qu’ils estimaient être des idéologies désuètes au profit de choix politiques plus incisifs et plus radicaux. À partir des années 1960, il devint également courant de chercher à se dégager de la figure du leader charismatique, compte tenu des dégâts essuyés par le mouvement social lorsque le personnage ayant endossé ce rôle finissait assassiné (Martin Luther King), perdait la raison (Eldridge Cleaver (2)) ou retournait sa veste (Jerry Rubin (3)). Dans le même temps, les syndicats américains pâtirent d’avoir laissé s’installer à leur tête des bureaucrates timorés ou corrompus. Le désenchantement envers les professionnels du changement social a alors gagné les cercles les plus idéalistes.
Mais, pendant que la gauche se détachait de ses racines organisationnelles, les conservateurs, eux, créaient des structures nouvelles, des think tanks, des groupes d’affaires arrosés d’argent par les multinationales ; ils galvanisaient l’infanterie évangélique de la « majorité morale » ; ils déroulaient le terrain à la « révolte fiscale » des grosses fortunes. La gauche gagnerait donc à réapprendre à s’organiser pour rendre son activisme plus durable, plus efficace, pour soutenir et amplifier son élan lorsque l’intensité des protestations de rue décline. Autrement dit, fonder des organisations politiques, débattre de stratégies à long terme, faire émerger des dirigeants (choisis en fonction de leur fiabilité et non de leur charisme) et réfléchir à la manière de les soutenir. La progression de l’activisme au cours des dernières décennies est un phénomène salutaire. Toutefois, les modes d’organisation qui assuraient jadis le succès des mouvements sociaux ne se sont pas développés au même rythme, bien au contraire. (...)
Le terme même d’« activiste » a été dévoyé de son sens. Dorénavant, il décrit davantage un tempérament qu’un spectre donné d’opinions et de pratiques politiques. Nombre de ceux qu’on qualifie ainsi paraissent se délecter de leur marginalisation et se soucier comme d’une guigne de l’efficacité, en imaginant peut-être que leur isolement constitue une marque de noblesse ou une preuve de vertu.
De larges segments de l’activisme contemporain risquent donc de succomber au piège de l’individualisme. Or l’organisation est coopérative par nature : elle aspire à entraîner, à construire et à exercer un pouvoir partagé. (...)
Faire en sorte que nos semblables prennent conscience d’un problème — l’un des objectifs privilégiés par l’activisme contemporain — peut se révéler fort utile. Mais l’éducation n’est pas la même chose que l’organisation, laquelle n’implique pas uniquement d’éclairer l’individu qui reçoit votre message, mais aussi d’agréger des personnes autour d’un intérêt commun afin qu’elles puissent combiner leurs forces. L’organisation, tâche de longue haleine et souvent fastidieuse, implique de créer des infrastructures et des institutions, de trouver des points vulnérables dans les défenses de vos adversaires, de convaincre des individus dispersés d’agir au sein d’une même équipe.
Depuis 2011, nombre d’acteurs des mouvements sociaux ayant surgi aux quatre coins du monde sont tombés dans le piège décrit par Mark Rudd : « L’activisme comme expression de nos sentiments profonds n’est que l’un des éléments de la construction d’un mouvement. C’est une tactique qui a été élevée au rang de stratégie en l’absence de toute stratégie. La plupart des jeunes militants pensent que s’organiser consiste à prendre les dispositions nécessaires à la tenue d’un rassemblement ou d’un concert de soutien. » On pourrait ajouter à cette liste : créer un hashtag sur les réseaux sociaux, poster une pétition en ligne, animer des débats entre internautes. Le travail réel d’organisation a perdu de son cachet auprès de nombreux cercles militants, figés dans leur croyance en une insurrection spontanée et dans une suspicion profonde envers toute institution, direction ou tentative de prise de pouvoir.
À certaines périodes, des rassemblements, des concerts, des hashtags, des pétitions et des débats en ligne trouvent leur pleine utilité. Le problème surgit lorsque ces pratiques représentent l’horizon ultime de l’engagement politique. (...)
Mais des organisateurs de la vieille école, comme les syndicalistes, continuent simultanément à abattre un travail inestimable. Et un nombre croissant d’individus font l’expérience de nouvelles formes de pouvoir économique et de résistance. L’un des défis majeurs de notre époque néolibérale et postfordiste consiste donc à trouver des moyens inventifs de mettre à jour le modèle du syndicalisme et à l’adapter aux conditions actuelles de financiarisation et d’insécurité sociale. À construire de nouveaux liens entre les millions de travailleurs échoués, privés d’un emploi stable, de droits syndicaux, afin qu’ils constituent une puissance avec laquelle il faudra compter. (...)
Heureusement, les activistes n’ont pas totalement évincé les organisateurs. Une multitude d’espaces subsistent où, selon Mark Rudd, se pratique le triptyque « éducation, construction d’une base, coalition », qu’on pourrait décrire comme la création d’une identité collective alliée à un partage du pouvoir économique. Mais ces efforts, peu spectaculaires, se voient trop souvent ensevelis par le dernier buzz en ligne. (...)
Les élites n’ont jamais eu de mal à faire passer ceux qui contestent leur pouvoir pour des perdants et des grincheux. Il leur sera toujours plus difficile de disqualifier des organisateurs qui ont réussi à mobiliser une base populaire qui agit de façon stratégique.