
La petite musique du vote « utile » a changé d’interprètes. Ceux qui la jouaient au centre-gauche l’ont soudainement oubliée maintenant qu’ils sont dépassés par une force alternative. Ceux qui l’empruntent pour vanter le vote Mélenchon étaient nombreux à s’en moquer auparavant, sans guère en tirer de leçons.
À pile un mois du premier tour de l’élection présidentielle, quiconque possède une sensibilité de gauche, et trouve le bilan d’Emmanuel Macron trop consternant pour souhaiter sa réélection, doit probablement considérer le 10 avril prochain comme une perspective accablante ou angoissante.
Comme à l’élection présidentielle de 2017 et conformément à l’ordre d’arrivée des premières listes aux élections européennes de 2019, les deux candidatures en tête pourraient bien être celle de la majorité en place et une autre d’extrême droite. Une fois encore, la question sociale et la question écologique risquent d’être trappées du débat public. À un néolibéralisme drapé d’atours protecteurs et modernisateurs, mais laissant intactes les logiques écocidaires et inégalitaires, s’opposerait un nationalisme identitariste, encore plus régressif pour les droits et les libertés. (...)
C’est dans ce cadre que celles et ceux qui se reconnaissent dans la gauche doivent déterminer à qui ils attribueront leur bulletin de vote, si tant est qu’ils l’attribuent à qui que ce soit. (...)
Une première inclination peut en effet consister à se désintéresser de la présidentielle, au motif particulier qu’elle est l’élection emblématique d’une personnalisation verticale de la politique de plus en plus insoutenable et obsolète, ou au motif plus général que les élections seraient toujours des façades permettant à des régimes de plus en plus inégalitaires de continuer à se prétendre démocratiques. Le moment du vote peut être perçu comme un rite irrationnel, organisant la captation d’une pseudo-volonté collective par une poignée de dirigeants, se vivant ensuite comme oints d’une légitimité factice.
Si de nombreuses raisons existent d’être critique vis-à-vis des processus électoraux contemporains, se détourner du scrutin semble être une position difficilement tenable, ou du moins universalisable (c’est-à-dire recommandable à d’autres que nous-mêmes) dans la conjoncture actuelle. (...)
La possibilité, même faible, de voir l’extrême droite accéder aux commandes du pays invite aussi à ne pas négliger le scrutin décisif d’une puissance comme la France, certes moyenne mais dont le poids diplomatique n’est pas négligeable, ne serait-ce que du fait de son droit de veto à l’ONU et de sa possession de l’armement nucléaire – puisqu’on en est à devoir réfléchir en ces termes. (...)
La possibilité, même faible, de voir l’extrême droite accéder aux commandes du pays invite aussi à ne pas négliger le scrutin décisif d’une puissance comme la France, certes moyenne mais dont le poids diplomatique n’est pas négligeable, ne serait-ce que du fait de son droit de veto à l’ONU et de sa possession de l’armement nucléaire – puisqu’on en est à devoir réfléchir en ces termes. (...)
On ne peut pas constater des tendances fascisantes et se laver les mains du seul scrutin qui mobilise entre 70 et 80 % du corps électoral. (...)
Entre l’option du compromis et l’option de la rupture
Restent les deux options électorales qui structurent tant bien que mal l’offre politique à gauche en 2022, et prétendent en tout cas à gouverner un jour ce pays. D’un côté, le projet de « social-écologie » entend fédérer la population autour d’un nouveau compromis entre travail et capital, mais aussi aspirations au bien-être et équilibre du système-Terre, afin de détourner le cours du désastre climatique et de protéger les citoyens de l’insécurité économique.
Le chemin de croix d’Anne Hidalgo indique que le PS n’est plus en mesure de porter cette option (...)
Le sort des autres candidats associés au précédent quinquennat – Arnaud Montebourg et Christiane Taubira, qui n’ont même pas été en mesure de se maintenir – renseigne sur la flétrissure dont cette mandature a marqué une génération entière de responsables politiques.
Désireux de s’affirmer comme une force non seulement autonome mais dirigeante, les Verts entendent bien incarner le combat réconciliateur pour le climat et la justice sociale. Mais alors que leur message se veut inclusif, il semble à la fois rester confiné à un réduit sociologique encore trop étroit, et manquer d’un tranchant qui attirerait plus largement l’attention. (...)
D’un autre côté, la candidature de Jean-Luc Mélenchon, concurrencée par celles de Fabien Roussel (PCF) et des trotskystes Nathalie Arthaud et Philippe Poutou, incarne une gauche radicale prétendant davantage à la rupture avec l’ordre politique et socio-économique. Changement de constitution, planification écologique, redistribution du pouvoir et des richesses économiques sont au programme, quitte à désobéir aux règles européennes. La logique du programme de L’Avenir en commun, écrivaient récemment trois membres du Parlement de l’Union populaire, « consiste à délibérer sur les besoins avant de produire, plutôt que de laisser libre cours au productivisme marchand ». (...)
Les savoir-faire du candidat insoumis et de son équipe, ainsi que la jonction qu’il a initiée entre activistes, intellectuels et milieu partisan, ont fait de sa campagne la plus dynamique à gauche. Jean-Luc Mélenchon souffre cependant d’un lourd problème d’image personnelle, traduisant la dégradation du capital politique qu’il avait acquis en 2017. Son ancrage sociologique et territorial reste également trop parcellaire, faute d’un mouvement tourné vers cette tâche difficile. Et l’ampleur de la transformation souhaitée peut sembler hors de portée au regard des défaites subies jusqu’ici en France et ailleurs à l’étranger.
L’existence de ces deux sensibilités à gauche, l’une tendant davantage vers la correction des contradictions de l’ordre social, l’autre vers son renversement en ne s’embarrassant pas trop d’étapes, n’est pas neuve. (...)
Dans un « équilibre des impuissances » qui ne s’est pas dénoué au cours de la campagne, aucune des forces qui composent la gauche n’est en mesure d’imposer son leadership et de prétendre seule à la victoire, face à la tenaille décrite plus haut, opposant la perpétuation de l’ordre existant et sa contestation sur des bases identitaristes. Reste que le 10 avril, saine ou pas, la concurrence entre les différentes options à gauche aura bien lieu. Alors, comment trancher ?
« En temps normal », la démarche la plus simple serait de voter selon son inclination première. Dans l’état actuel des rapports de force, cela aboutirait cependant à une élimination certaine de tous les candidats de gauche dès le premier tour. C’est pourquoi, à défaut de promettre une victoire fort douteuse, des soutiens de Jean-Luc Mélenchon font valoir l’importance d’un score significatif du candidat en tête de la gauche, et vantent l’opportunité que constituerait son accès au second tour.
De fait, si le président sortant était opposé au candidat insoumis, les termes du débat entre les deux finalistes ne seraient plus les mêmes. La bifurcation écologique, la pérennité des services publics, les inégalités de richesses auraient plus de chances d’être au programme.
Une telle confrontation pourrait par ailleurs susciter une meilleure dynamique de la gauche aux élections législatives, celle-ci se retrouvant face au défi de se construire en opposition principale à Emmanuel Macron et son monde, tout en accommodant sa pluralité interne. Plusieurs personnalités du monde associatif et académique, non liées aux Insoumis, mettent en avant ces considérations pour expliquer leur soutien d’aujourd’hui (...)
l’injonction au « vote utile », ou au « vote efficace », se pose cette fois-ci à fronts renversés. Pour une fois, ce n’est pas à la tendance radicale de la gauche qu’est demandé de donner son suffrage à une candidature en laquelle elle ne se reconnaît pas vraiment. Après tout, au vu de la situation décrite ci-dessus, et en tenant compte des groupes sociaux qui auront le plus à perdre de la tenaille néolibérale-nationaliste, pourquoi « faire les délicats » ?
Un besoin de clarification de part et d’autre
Des raisons, il en existe pourtant, qui expliquent pourquoi Jean-Luc Mélenchon repart de si loin après avoir recueilli 19 % des voix il y a cinq ans. Il serait trop facile d’en imputer la responsabilité à une adversité qui entourerait n’importe quelle force de transformation sociale.
Les comportements du candidat, la pauvreté de la démocratie interne de son mouvement, ses atermoiements sur la vaccination, ou encore sa tentation hasardeuse, comme le suggère Gaël Brustier, de « capter toutes les radicalités de la société française, lesquelles sont parfois changeantes et insaisissables »… tout cela rend la pilule difficile à avaler pour de nombreux électeurs.
Mais la plus sérieuse des raisons est sans doute le positionnement sur l’international du candidat, mis en lumière par l’invasion de l’Ukraine. À tout le moins, un manque de clairvoyance peut être pointé à propos de la nature agressive et les velléités expansionnistes du régime russe, qui fait suite à de nombreux propos inexacts ou relativistes sur ses agissements, et s’inscrit dans une obsession aveuglante pour l’impérialisme américain.
L’homme n’est par ailleurs jamais revenu sur des phrases insoutenables à propos de la guerre en Syrie, réduite à une bataille pour les ressources stratégiques, et du « travail » accompli par Vladimir Poutine, en réalité venu au secours d’un « État d’extermination », pour reprendre l’expression de l’écrivain Yassin al-Haj Saleh.
À coup sûr, Jean-Luc Mélenchon faciliterait la tâche de nombreux électeurs qui lui manquent en assumant une forme d’autocritique sur ses positions passées, et en sortant de son incantation sur la paix en lui donnant davantage de matérialité (...)
L’événement que constitue l’invasion de l’Ukraine y incite fortement. (...)
Si des clarifications seraient donc souhaitables pour encourager un supposé « vote utile » en faveur de Mélenchon, et que cet appel ne s’assimile pas à un chantage par défaut comme au temps des socialistes hégémoniques, d’autres clarifications seraient bienvenues du côté des Verts et du PS.
On l’a dit, il est tout à fait logique que le candidat insoumis soit critiqué sur sa vision des relations internationales. Pour autant, l’accuser d’être « l’allié et le soutien de Vladimir Poutine », comme l’a fait Anne Hidalgo, n’est pas digne de la gravité du moment, pas plus que le fait de le mettre dans le même sac que les candidatures d’extrême droite, lesquelles présentent des accointances idéologiques avec la politique intérieure du maître du Kremlin.
Surtout, ces critiques sont parfois formulées comme la révélation d’une infamie définitive et rédhibitoire, alors que les déclarations les plus problématiques sont connues depuis des années. Elles donnent alors l’impression d’un nouveau prétexte pour décourager tout vote en faveur du pôle de la radicalité, dont la légitimité à gouverner a toujours été mise en doute par le centre-gauche, comme en témoigne la dernière saillie de François Hollande, préférant un « président utile » à un « vote utile ». (...)
S’il est trop tard pour une union des candidats, il est peut-être encore temps d’une union des votants derrière l’un d’entre eux, afin de concentrer stratégiquement ce que pèse encore ce camp derrière une seule force, qui aura ensuite la charge de construire un rassemblement. Encore faut-il que cette force offre des gages de responsabilité dans cette tâche.