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Les enfants savent...
Article mis en ligne le 7 février 2014
dernière modification le 6 février 2014

C’était le tout début des années 70. Les années de la crise ; enfin, de ma crise. Quand rien n’allait plus de soi, et qu’il m’a fallu sortir des rails pour emprunter des chemins de traverse dont je n’avais pas idée.

Et là, en pleine activité, de manière récurrente, en arrière-plan je me disais « mais qu’est-ce que tu fous là ?? ». ça ne commençait pas très bien.

Jusque là je n’avais pas mesuré combien les études que j’avais faites pendant mes « convenances personnelles » - en psychologie cette fois, m’avaient certes passionnée, mais certainement modifiée aussi : les vestiges de ma pédagogie antérieure n’y avaient sans doute pas résisté.

Mon sentiment d’incongruité n’a fait que croître ; d’autant plus que mes tentatives d’accorder le maximum de droit à la parole à mes élèves ne débouchaient que sur des situations plutôt conflictuelles qu’il me fallait résoudre en reprenant les choses en main.

Je ne le savais pas encore, mais ma crise impliquait un bouleversement de tous mes repères ! Sauf que je n’étais pas encore en mesure d’y comprendre quelque chose... ni d’en sortir. Il m’a fallu reprendre un congé, plutôt pour souffrance personnelle cette fois. Me faire aider, regarder les choses de ma vie de plus près. Et en ce qui concerne l’enseignement, réfléchir et tâcher d’élaborer une manière de faire qui me permette de me sentir en accord avec moi-même.

 

Je suis devenue plus sereine et j’ai commencé à lire, notamment « Célestin Freinet », « libres enfants de Summerhill », « une société sans école » d’Ivan Illich, « liberté pour apprendre » de Rogers... Radicalement différent de la manière dont j’avais été initiée à la pédagogie à la fin de mes études de lettres modernes. Pas du tout abordé au cours de mes études de psycho.

De plus j’ai compris que donner la parole pour finir par juger et noter, aboutissait à l’expression d’un mécontentement qui s’exprimait sous la forme de conflits entre les élèves, dans la mesure où ils ne pouvaient s’en prendre à moi – qui étais investie du pouvoir.

Tout cela m’a fortement interpellée, cependant une semaine avant la rentrée qui m’attendait, avec une classe de 6° en perspective, je n’avais pas la moindre idée de comment j’allais m’y prendre... je me sentais complètement démunie, sachant bien que si je me contentais de recommencer comme avant, je ne serais pas capable de le supporter.

 

Je me suis alors opportunément souvenue que mon fils, qui avait neuf ans, n’avait jamais aimé l’école. Même pas l’école maternelle. Sa scolarité était normale, mais il n’aimait pas. Je me suis dit que j’y verrais peut-être plus clair en m’adressant à lui.

Tout en faisant la vaisselle je lui ai demandé de me dire trois ou quatre critiques qu’il pouvait faire à partir de son expérience de la scolarité ; puis trois ou quatre choses qu’il aurait souhaité voir pratiquer pour que ça lui convienne.

Et là j’ai eu la surprise de l’entendre, pratiquement sans hésitations, me donner les grandes lignes de ce que je venais de lire dans « liberté pour apprendre » de Rogers ! Rien que ça.

 

Ce jour-là j’ai pris conscience d’une chose fondamentale : les enfants savent. Et puisqu’ils savent il suffit de leur demander. Pas besoin d’élaborer une stratégie : je suis entrée en classe avec une seule intention : les consulter.

 

Je leur ai demandé de disposer les chaises en cercle – pour se parler il faut se voir.

Je leur ai dit plusieurs choses :

 qu’on allait prendre le temps de faire connaissance et de décider ensemble comment on allait travailler.

 Qu’on écouterait tout ce que chacun aurait à dire

 et qu’on prendrait les décisions à l’unanimité.

 Que j’avais plusieurs obligations dont nous devrions tenir compte : le programme, les notes et les appréciations en fin de trimestre ; je leur ai dit que les notes et appréciations seraient élaborées en concertation avec eux.

 Nous allions procéder par un « tour de table » où chacun ferait trois critiques et trois propositions à partir de son expérience de l’école primaire – et dirait aussi quels sont ses loisirs préférés. J’allais prendre des notes et à partir de là nous pourrions nous organiser.

C’est ce que nous avons fait. Pendant une semaine : soit 9 heures d’élaboration.

Et en effet, les enfants savaient.

Nous avons ainsi décidé de tout. Parfois on votait sur une proposition, qui recueillait la majorité moins deux voix ou trois : on écoutait soigneusement les remarques de ces deux ou trois, et on débouchait toujours sur une solution qui emportait la totalité des suffrages (la classe comptait environ 25 élèves).

il a été décidé qu’on allait écrire un petit roman tous ensemble, faire des exposés de lecture etc.

mais qu’on ferait aussi des exercices plus traditionnels comme les dictées (« parce que, Madame, par la suite, ce n’est pas sûr qu’on pourra faire comme maintenant, donc il vaut mieux qu’on garde un peu l’habitude, aussi »). On a donc créé un emploi du temps ad hoc.

Les élèves proposeraient les devoirs et leçons à organiser sur la semaine, à discuter avec moi.

Ils allaient apprendre – mutuellement et chacun – à corriger les fautes (orthographe, grammaire)

après correction, chacun allait s’attribuer une note – avec des repères communs. Ensuite de mon côté à partir de ces devoirs corrigés et notés par eux j’allais faire ma propre correction et notation. Si les notes coïncident, on les transcrit ; pour tous les autres, chacun vient discuter avec moi du contenu de l’écart pendant un travail silencieux de la classe. Et on se met d’accord sur une note que je transcris.

Ce qui les a occupés le plus longuement a été la question de la discipline. Quelques-uns tenaient à ce qu’on définisse des sanctions. Ça pouvait aller jusqu’à l’exclusion ! Il a fallu clarifier leurs craintes, trouver des idées moins radicales, mais qu’ils voulaient absolument efficaces... voici les recommandations que j’ai donc reçues (et trouvées fort pertinentes) : en cas d’indiscipline je devais avertir le fautif. S’il récidivait je devais l’appeler à mon bureau, lui demander où étaient ses difficultés principales dans le cours ; et je devais lui donner un devoir supplémentaire (que je corrigerais) pour qu’il s’améliore dans ce domaine-là (telle règle de grammaire ou autre complexité de la langue française). Cette grave décision prise, tout un chacun a été rassuré.

Ce fut une des plus belles expériences de ma vie.

Magnifique. Des enfants enthousiastes, passionnés, compétents, qui se sont mis à l’ouvrage sans tarder, que je devais pousser dehors à la fin du cours... l’indiscipline, je ne l’ai pas rencontrée. Personne n’y songeait.

 

Mais notre petite révolution s’est mise à faire des vagues....

 Une femme de ménage est venue dans la classe me dire que ça ne pouvait pas continuer comme ça : les déplacements du mobilier rayaient le sol. Il est vrai que selon les activités, nous installions les tables tantôt en cercle pour parler ensemble, tantôt en groupes pour que quatre élèves travaillent en commun, tantôt dans la disposition traditionnelle pour des travaux individuels...

J’ai répondu que j’étais très navrée mais que je ne pouvais pas m’y prendre autrement....

 Le lendemain la sous-directrice est venue à son tour, s’est adressée aux élèves en leur disant sévèrement que dorénavant ils ne devraient plus modifier la disposition des bureaux, pour ne plus poser de problèmes d’entretien de la salle. Je suis intervenue pour lui dire que c’était moi qui tenais à ces changements d’installation des lieux : je ne voyais pas comment le français pouvait s’enseigner en se tournant le dos ; pour moi, un dispositif permettant de communiquer de manière adéquate était fondamental. Elle m’a alors suggéré de me mettre d’accord avec les autres profs pour une disposition commune mais fixe. J’ai dit que d’une part je ne voulais rien imposer à mes collègues, et que d’autre part je ne pouvais pas travailler avec une disposition fixe, étant donnée la variété de ce que nous avions à faire.

 Le surlendemain j’ai été convoquée chez le directeur : motif : les rayures du sol occasionnées par ma manière de travailler....Là une idée m’est venue, j’ai dit « je comprends le problème, ne vous inquiétez pas monsieur le directeur, nous allons trouver une solution qui protège le sol ».

En classe j’ai exposé le problème aux enfants et je leur ai demandé d’apporter chacun quelques carrés de tissu ; je me procurerais moi-même des élastique solides en découpant une vieille chambre à air. Le lendemain j’ai passé une bonne heure à quatre pattes pour mettre des chaussettes à tous les pieds de tables et de chaises, pendant que les enfants travaillaient le plus sérieusement du monde. Résultat impeccable : les déplacements mobiliers étaient devenus silencieux et inoffensifs.

  Un jour plus tard je suis à nouveau convoquée chez le directeur dans tous ses états : « mais enfin, Madame, vous rendez-vous compte ? Si l’inspecteur venait !!!! »... et là dans un flash, j’ai vu tout à coup la classe par les yeux de l’inspecteur, avec une multitude de chaussettes terriblement multicolores. J’aurais pu être saisie de fou-rire, mais l’heure était grave et le directeur sans humour. J’ai eu une nouvelle idée « vous avez raison, je vais remédier à cet inconvénient au plus vite ! ».

 

Je mets au courant – sans rire - les enfants de ce nouveau problème, et je leur dis que nous allons remplacer les chaussettes trop individualisées par quelque chose de plus classique, et que j’avais chez moi une ancienne housse de siège de voiture que je découperais et installerais de manière uniforme. Nouvelle séance de quatre-pattes pour moi, et de travail pour eux. Tables et chaises impeccablement au garde-à-vous, toutes en petites chaussettes rouge-brique, coupées bien proprement juste au-dessus de l’élastique noir. Joli résultat, plus sobre cette fois.

 Le lendemain, c’est moi qui suis allée voir le directeur : « vous avez vu, je pense, monsieur le Directeur, là, même l’inspecteur ne pourra rien trouver à redire, vous aviez raison, c’est beaucoup plus net, n’est-ce pas ? ». Le pauvre homme a capitulé.
 

Les enfants, plutôt contents et fiers de tout ce qu’ils avaient réussi à élaborer ensemble, et qui fonctionnait tout à fait bien et tranquillement, ont commencé à regarder d’un œil critique le fonctionnement de leurs autres cours... ils ont tenté – sans résultat – d’y exporter la méthode, mais les autres profs ont été soumis à « questions »...

 

Côté parents, je n’ai eu que des échos favorables en réunion parents-profs : ils n’en revenaient pas de voir leurs enfants aussi heureux pour leur entrée au collège !

 

Mais non, tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Un autre effet collatéral a eu raison de nous.

J’ai découvert ce que ma naïveté d’alors n’avait pas anticipé : c’est en moi que la contagion a sévi : j’ai vu que dans ma vie personnelle, dans mon quotidien, la révolution n’était même pas à la veille d’être faite... Ce travail inventé chaque jour me demandait beaucoup d’énergie, et quand je retrouvais mes cinq enfants en besoin de décompression et de soutien après leur grosse journée d’école, plus leur père en attente de la femme-qui-travaille-mais-qui-veille-au-foyer-comme-avant, ça devenait acrobatique. Je découvrais que j’avais des limites, que devoir être la fée du logis comme ma mère et ma grand-mère, plus l’enseignante qu’elles ont regretté toute leur vie de n’avoir pas été (l’ascenseur social n’avait pas démarré) c’était extrêmement angoissant. J’ai compris que je devais faire un choix : prendre une chambre en ville pour pouvoir continuer à travailler.... ou bien renoncer au travail à l’extérieur en attendant que mes enfants grandissent. Evidemment j’ai opté pour le renoncement, mais ce fut très douloureux.

 

Ma remplaçante, quelque peu effarée, est venue me demander des tuyaux pour faire face à une classe qui l’a accueillie en lui disant : « on va vous expliquer comment on travaille... ».

 

J’ai eu beaucoup à faire au cours des années qui ont suivi : je me suis occupée de mettre en route la révolution chez moi – dans ma tête et dans ma vie. Mais c’est une autre histoire.

 

Quand je repense à ce bel épisode, je constate que j’étais seule et sans appui, que je n’avais pas l’embryon d’une idée de travail en équipe de collègues, ce qui ne me donnait pas beaucoup de possibilités pour tenir dans la durée. Je ne m’en rendais pas compte. J’avais fait pas mal d’études sans trop me pencher sur ce qui se passait autour ; je m’étais lancée très jeune dans une vie d’adulte, j’étais sur des rails, je ne connaissais pas mes limites, je n’imaginais pas qu’allait naître en moi un refus radical de continuer sur cette lancée. On pourrait dire que je me suis percutée moi-même en pleine vitesse ! Heureux déraillement qui m’a finalement permis de voyager ma vie d’une tout autre manière.

 

La lumière que m’a apportée ce savoir des enfants, pour peu qu’on s’adresse à eux en les reconnaissant comme sujets compétents, ne m’a jamais quittée. Je l’ai toujours rencontrée par la suite, quelles que soient les circonstances.

 

J’espère que ce trimestre qu’ils ont vécu au cours de leur douzième année a continué à les éclairer eux aussi. J’avais trouvé très violent de les quitter si prématurément, après avoir défriché avec eux un chemin sur lequel je n’ai pas été en mesure de les accompagner autant que je l’aurais voulu. Je n’ai donc pas poursuivi mes découvertes en pédagogie – scolaire tout du moins.

 

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Je n’ai pas repris mon poste par la suite : l’éducation nationale n’acceptant pas d’attendre que j’estime mes enfants assez grands pour pouvoir concilier mon travail avec ma présence auprès d’eux sans y perdre ma santé et mon équilibre... j’ai (après quelques péripéties administratives intéressantes...) quitté l’éducation nationale. Et recommencé une autre vie professionnelle quand j’ai estimé le moment venu.

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le texte "les enfants savent", avec les précisions bibliographiques et des extraits de "Liberté pour apprendre" de Carl Rogers sont à telecharger
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