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France Culture
Les femmes, les hommes et les "wakashu" : quand le Japon avait un genre de 3e genre
Article mis en ligne le 17 février 2022

A l’époque d’Edo, certains statuts sociaux se jouaient des normes associées aux genres féminin et masculin. Parmi eux, celui de wakashu, érotisé dans la vie comme sur estampes.

Dans le Japon de l’ère d’Edo, période prospère allant de 1603 à 1867, on reconnaissait une forme de genre intermédiaire appelée les wakashu. Il désignait de jeunes personnes, généralement de sexe masculin, dont les tenues étaient similaires à celles des jeunes femmes non mariées et qui entretenaient des relations intimes aussi bien avec des femmes qu’avec des hommes. Il existe toute une iconographie picturale et littéraire de cette catégorie de la population japonaise, laquelle a disparu à mesure que les conventions sociales liées aux identités de genre devenaient plus strictes. (...)

Spécialiste de l’histoire du Japon et des études de genre, Gregory Pflugfelder a longuement étudié les normes vestimentaires en vigueur à l’époque d’Edo. Dans un article publié dans le Journal of Asian Studies en 2012, l’historien américain explique que ces conventions stylistiques dépassaient le simple phénomène de mode, certaines d’entre elles ayant été inscrites dans la loi à certains moments de l’histoire de l’archipel, révélant l’évolution d’un certain rapport culturel au genre dans la société japonaise. Par ailleurs, ces normes dépassaient la dichotomie homme/femme, en intégrant une description à la fois physique et sociale de statuts hors normes, comme celui des wakashu. (...)

"Ni une femme ni encore un homme, la jeune personne partage avec eux ses traits, mais ils ont une signification différente", écrit Gregory Pflugfelder dans Cartographies of desire : male-male sexuality in Japanese discourse, 1600–1950 (University of California Press, 1999). On ne peut cependant véritablement parler de "troisième genre" ni de transidentité, indique l’historien, dans la mesure où "l’appartenance à la catégorie des wakashu était souvent temporaire", une simple phase de la vie. (...)

Des jeunes femmes comme des hommes plus âgés (n’ayant pas fait leur genpuku ou se déguisant) pouvaient également arborer la tenue des wakashu. Il s’agissait alors de prostitués se servant de cet accoutrement pour attirer des clients des deux sexes. Dans Le Grand Miroir de l’amour mâle, roman de 1687 vantant l’amour masculin au travers d’histoires intimes de guerriers, de moines et d’acteurs, Ihara Saikaku évoque d’ailleurs les aventures d’un samouraï wakashu âgé d’une soixantaine d’années…

Car en matière de sexualité, le statut de wakashu s’accompagnait d’une forme de liberté. Bien qu’il n’ait pas les responsabilités sociales des adultes, le wakashu était considéré comme sexuellement mature et pouvait entretenir des relations intimes avec des personnes des deux sexes. Il n’est pas à proprement parler question d’homosexualité note Gregory Pflugfelder, cette notion étant, d’une part, occidentale, et le désir des wakashu n’étant quasi pas évoqué dans la littérature. Les descriptions des relations entre ces derniers et les hommes adultes renvoient plutôt à une forme de pédérastie, cette institution éducative qui, dans la Grèce antique comme dans le Japon féodal, relevait à la fois d’un rapport de maître à élève et d’une initiation sexuelle. S’il était inconvenant pour des hommes adultes d’entretenir des relations intimes avec leurs semblables, et que les rapports sexuels entre deux wakashu n’étaient pas tolérés, l’amour des hommes plus âgés pour les jeunes éphèbes était en revanche considéré comme une marque de discernement érotique. Tel est en tout cas l’enseignement de l’auteur du Grand miroir de l’amour masculin qui, tout en aimant profondément sa femme, louait la voie de l’amour des hommes (...)

Au-delà des genres, c’est bien plutôt la jeunesse caractérisée du jeune garçon n’ayant pas encore accompli sa cérémonie de passage à l’âge adulte qui exerce un pouvoir d’attraction érotique. Et ce sont précisément les attributs d’une jeunesse idéale que le wakashu incarne, même lorsqu’il s’agit d’une femme ou d’un homme plus âgé qui empruntent ses apparats pour séduire. (...)

Où sont passés les wakashu ?

Mais aussi intégrée au paysage japonais fût-elle, cette catégorie de la population a pourtant disparu. Alors que le Japon suivait depuis 1635 une politique d’isolement strict (appelée "sakoku"), le pays s’ouvre à l’Occident en 1854, avec l’arrivée des Américains dans la baie d’Edo (aujourd’hui Tokyo) venus négocier des traités commerciaux. En 1868, le Japon est devenu un État-nation centralisé où parviennent de nombreux étrangers et d’où partent des Japonais vers les Etats-Unis ou l’Europe. Ces échanges, aussi bien économiques que culturels, vont affecter les valeurs et mœurs de l’archipel. Son art érotique notamment, perçu comme permissif et obscène, choque les Occidentaux. Selon Gregory Pflugfelder, l’influence occidentale aurait contribué à renforcer la distinction des rôles entre les femmes et les hommes et l’adoption d’une vision hétéronormée et conjugale de la sexualité. Dans la société de l’ère Meiji (1868-1912), les genres vont être assimilés au sexe physiologique et devenir des facteurs déterminants dans l’établissement du rôle d’un individu. (...)

Comme les wakashu, les personnages de "beaux jeunes hommes" de la littérature de l’époque Meiji représentent "à la fois l’antithèse et l’antécédent de la masculinité adulte". Dotés de certaines qualités physiques et psychologiques vues comme féminines, ils sont placés à part en raison de leur potentielle future masculinité…

Mais alors que les questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre sont aujourd’hui sensibles au Japon, et que le sujet de la sexualité reste tabou - il a fallu attendre 2015 pour que le public nippon découvre les œuvres érotiques d’artistes reconnus comme Utamaro (1753-1806) ou Hokusai (1760-1849) dans une exposition au Musée Eisei Bunko de Tokyo - la figure de l’androgyne à l’identité fluide n’a pas disparue ! Figure de la culture populaire, on la retrouve notamment en tant qu’héroïne de nombreux mangas, séduisant le public féminin comme masculin…