
De plus en plus de « glaneurs » récupèrent les denrées alimentaires dans les poubelles des supermarchés ou aux étals des marchés. Nécessité économique et recherche d’autonomie alimentaire, cette démarche est aussi une réaction au gaspillage de nos sociétés. Reportage à Montpellier, aux portes d’un supermarché et dans un marché de la ville.
4h du matin, l’immense parking de Carrefour est vide. Petit à petit, un petit groupe se forme dans l’ombre du supermarché. Des femmes, des hommes, entre quarante et soixante ans. Derrière eux, une porte menaçante, hérissée de barbelés, interdit l’accès à leur trésor : les poubelles. Retraités, chômeurs, femmes au foyer, ils viennent chaque semaine récupérer ce qui va être jeté. Par nécessité plutôt que par choix.
Beaucoup d’ailleurs préfèrent rester anonymes. « Si mon fils l’apprenait, j’en mourrais de honte », lâche Rose*. Ils bavardent en attendant que l’employé du magasin libère sa marchandise. « On se connaît bien maintenant, c’est toujours les mêmes qui viennent », explique Marianne.
La porte s’entrouvre, l’employé laisse rouler trois bennes. Chacun s’empare d’une poignée avec précipitation. Ici, il y a un accord tacite. Les glaneurs nocturnes peuvent fouiller les déchets du magasin. En échange, ils amènent les poubelles sur le bord de la route, juste avant le passage des éboueurs. La discrétion est de mise. (...)
D’après une étude du Cerphi réalisée en 2010, cette crainte d’un « durcissement des conditions de glanage », est très répandue parmi les habitués. Car ils tirent des poubelles une part importante de leur alimentation quotidienne.
Quelques heures plus tard, autre lieu, autre ambiance. A l’ombre des platanes, le marché des Arceaux regroupe chaque samedi à Montpellier près de 80 échoppes, dont une majorité de producteurs. Vers 13 h, les moteurs vrombissants des camions de nettoyage donnent le signal du départ.
Une quinzaine de glaneurs avancent de stand en stand. Ils échangent des sourires contre quelques légumes abîmés. Un cageot de pommes tachées, trois carottes flétries, quelques croissants un peu secs. Certains donnent un coup de main aux vendeurs pour ranger, d’autres partagent leur butin avec les passants. (...)
en France, chaque foyer met à la poubelle 20 kg de nourriture encore consommable chaque année. Face à cette gabegie, le gouvernement a donc annoncé vouloir diviser le gaspillage par deux d’ici à 2025.
Depuis octobre dernier, c’est d’ailleurs la mission spéciale de Guillaume Garrot, ex-ministre délégué à l’agroalimentaire. Il espère entre autres clarifier les règles pour les dons aux associations, généraliser le doggy bag ou réfléchir aux dates limites de consommation.
Mais sur le marché des Arceaux, ce volontarisme soudain fait sourire : « Ça fait des années que je fais de la récup », indique Myriam. « Parce que je n’ai pas beaucoup de sous, mais aussi par militantisme, comme ça je ne produis plus de déchets. » (...)
Qui sont les glaneurs ? « Il n’y a pas de profils types », estime Mika, ardent militant de l’autonomie alimentaire. Derrière les camions, la tête dans les cagettes, les étudiants côtoient les retraités dans le besoin. « Le glanage peut être un facteur de lien et de relations de convivialité », observe l’étude du Cerphi. « Et cette mixité sociale est favorable à l’estime de soi. » Un partage favorisé par l’essor d’associations anti-gaspi, comme Food not bombs ou Disco soup.
Des associations qui cherchent à dépasser la délicate question de la répartition et de l’équité. Qui doit être prioritaire : ceux qui sont le plus dans le besoin, ceux qui n’ont pas accès à l’aide alimentaire ? Un problème d’autant plus délicat que la ressource a tendance à se raréfier, notamment auprès des supermarchés. Malgré l’abondance des déchets, nombre de commerces préfèrent jeter que donner, ou donner à des organisations caritatives plutôt que mettre à disposition de tous. Certains verrouillent leur poubelle, d’autres broient les invendus. (...)
En ramassant gratuitement plutôt qu’en achetant à des producteurs, les glaneurs cessent pourtant de soutenir le maintien d’une agriculture paysanne. « On ne peut pas départir la récup’, de l’achat à des paysans et de l’autoproduction », estime Mika. « Sinon, sur le long terme, on devient comme des parasites. Il faut soutenir la production locale, et avoir une réflexion globale sur la manière dont on se nourrit. » (...)
« l’idée d’un accroissement exceptionnel et immaîtrisable du nombre de glaneurs nous semble de l’ordre du fantasme », indiquent le Cerphi. La pratique demeure en effet marginale. La récup’ reste avant tout envisagée « comme une pratique humiliante et stigmatisante », notent les chercheurs.
Autre facteur limitant, le temps. Il faut être disponible au bon moment... et cuisiner les produits, souvent abîmés ou périssables. (...)
le défi est avant tout collectif : le gaspillage interroge notre système de production et de distribution. Les supermarchés surchargent leurs rayons pour attirer le chaland, quand les industries agroalimentaires réduisent opportunément les dates limites de consommation pour accélérer l’achat. Le droit au glanage ne suffira pas à résoudre le problème.