
85 084m2 à nettoyer à 5. Laetitia, Julie, Souad, Maria et Rosa sont 5 femmes, âgées de 23 à 55 ans. Tous les matins, elles arrivent avant tout le monde pour nettoyer les bureaux et les parties communes de l’hôpital psychiatrique. L’hôpital date des années 70, il regroupe plusieurs bâtiments éloignés les uns des autres, situés sur un vaste terrain arboré.
Rosa et Maria, mère et fille, travaillent ici depuis 4 ans, quant à Laetitia et Julie, elles ont été embauchées il y a 10 ans, et Souad travaille dans cet hôpital depuis 14 ans.
Chaque jour de la semaine, elles arrivent à 5h30 pour être prêtes à débuter leur travail à 6h.
Quand elles arrivent, elles ne se rencontrent pas, elles ne peuvent pas se dire bonjour, elles sont trop loin les unes des autres, elles ont chacune leurs bâtiments à nettoyer.
Elles se garent donc sur le parking le plus proche du bâtiment qu’elles doivent laver en premier. Le parking de l’hôpital n’est pas éclairé à 6h. Elles ont demandé qu’il le soit mais la direction leur a répondu que ce n’est pas nécessaire. Pourtant, l’hiver à 6h sur le parking, il fait nuit noire. Elles ont peur, peur car il est arrivé qu’une nuit Julie se retourne et se retrouve face à un patient. Il n’aurait pas dû être là mais une des portes de l’hôpital ne fermait plus alors, il est sorti fumer. Le patient était calme, Julie s’est éloignée, mais la peur est restée.
En arrivant à l’hôpital, elles portent déjà leur blouse, et leurs chaussures. Les chaussures se sont les leurs : elles les ont achetées une quarantaine d’euros car la Direction ne leur en fournit pas. Leur véhicule est l’un de leurs outils de travail, elles y transportent les produits ménagers d’un bâtiment à l’autre, ainsi que le linge propre et sale. Il y a des véhicules professionnels mais il n’y en a jamais aucun disponible pour elles.
Tous les jours, elles nettoient plus de 500m2 chacune (...)
On ne les voit pas, personne ne les connaît. On ne doit pas les voir. Les bureaux doivent être nettoyés tous les jours, les poignets, les tiroirs, l’imprimante, les armoires, les plinthes doivent être dépoussiérées, les poubelles vidées avant 9h, avant l’arrivée des employés, de ceux que l’on voit, de ceux à qui l’on parle. Pour certaines salles, elles doivent avoir terminé avant 7h15 et pour d’autres, elles ne doivent pas arriver avant 8h pour ne pas gêner les employés. Rien ne doit laisser entrevoir leur passage, hormis la propreté. Elles déplacent les dossiers un à un et les remettent exactement à la même place.
Entre 6h et 9h, le travail est intense. Il n’y a pas de pause possible. Elles sont concentrées, affairées. Elles se baissent, se plient, se courbent, se mettent à genoux, se relèvent. Leurs gestes sont mécaniques car il faut faire vite.
A 10h, elles se retrouvent pour prendre un café, pour se détendre. Durant ces quelques instants de pause, elles rient, se taquinent, se racontent leur journée, leurs problèmes, elles se disent où elles en sont dans leurs tâches, et elles discutent et décident de la répartition du travail entre elles pour leur permettre de finir à temps. Elles s’entraident. (...)
elles restent jusqu’à 16h pour faire le travail qu’on leur demande à la dernière minute. Elles ne seront pas toujours payées pour ces heures supplémentaires. Ça leur fait parfois des journées de 10 heures de travail physique épuisant.
Elles respirent aussi des fibres d’amiante
Des conditions matérielles de travail dégradées et exposantes
Le produit qu’elles utilisent pour laver le sol laisse une fine couche de graisse laissant une impression de saleté et rendant le sol glissant. Il a été changé récemment pour faire des économies. Le produit qu’elles utilisent pour nettoyer les toilettes les prend à la gorge. Elles en ont parlé à leur responsable mais on leur répond qu’on ne peut pas les changer car c’est un choix fait au niveau du groupement régional des hôpitaux, alors elles continuent.
Elles transportent des bidons d’eau pour pouvoir laver les sols car il n’y a pas de points d’eau dans tous les locaux. La Direction le sait mais faire des travaux pour permettre qu’il y ait de l’eau dans tous les locaux n’est pas prévu dans les années à venir.
Les sols sont usés, sales, impossibles à nettoyer. Pour passer la monobrosse, il faut bouger les meubles, elles sont seules pour le faire. Les sols sont souvent troués. Dans le gymnase, il y a de l’amiante dans les dalles. Les dalles sont cassées. La Direction a mis du scotch pour masquer les trous, mais l’amiante s’échappe, alors elles respirent aussi des fibres d’amiante. (...)
Elles en respirent tous les jours. La direction répond que changer les sols et désamianter coûte trop cher et menacerait l’équilibre financier de l’hôpital donc les emplois de leurs collègues. Elles s’inquiètent de respirer l’amiante, mais se sentent aussi démunies face à ce risque mais pour lequel rien n’est fait.
A la chapelle, l’eau coule sur les murs, dans les appartements des internes, les canalisations sont cassées, l’eau de la douche s’écoule dans les parties communes. Elles doivent laver, rendre propre ces espaces mal entretenus, dans lesquels la direction n’investit plus. Elles pensent que c’est complètement absurde, mais elles n’ont pas le choix.
Elles travaillent mais rien n’est jamais vraiment propre, elles ont l’impression de mal faire leur travail.
Des corps meurtris à vie, une vie de famille fragilisée
Le matin pour être à l’heure, elles se lèvent à 4h. 4h c’est l’heure à laquelle le sommeil est le plus profond, c’est le moment de la nuit qui permet à l’organisme de récupérer. Se réveiller à cette heure-ci est particulièrement violent pour le corps, le sommeil en est déstructuré, la digestion est bousculée, tout le corps fait un effort pour se mettre en mouvement. (...)
Le soir venu, elles sont épuisées. Elles n’ont pas de soirées en famille, elles vont dormir, redoutant le lever à venir.
Pendant les périodes de congés, personne ne les remplace, elles font le même travail à 4, et l’été à 3. La fatigue s’accumule et le corps s’use car il faut aller encore plus vite pendant ces périodes.
Elles sont venues parce qu’elles ne sont pas remplacées, si elles ne sont pas là
Le corps de Maria est usé, elle a 55 ans et une sciatalgie[2] depuis 5 ans. Passer la monobrosse est particulièrement douloureux car c’est lourd. Et il est trop tard pour qu’elle change de métier. A l’hôpital, la Direction lui explique qu’il n’y a pas de reclassement possible, alors elle continue. Si elle ne continue pas, elle n’a plus d’emploi, et si elle ne fait pas toutes les tâches qui lui incombent chaque jour, ce sont ces collègues qui les feront. (...)
Les douleurs de leur corps, les tendinites, le mal de dos font partie de leur quotidien.
Elles ne se plaignent pas, jamais, elles sont là, tous les jours, elles sont invisibles alors on les oublie, la Direction les oublie, les personnels les oublient jusqu’au jour où un papier a été mal remis, une poubelle n’a pas été vidée avant 9h. Là, il y a des plaintes, c’est de leur faute, elles travaillent mal. Leur hiérarchie qui commence à 9h, vient les voir pour avoir des explications, pour faire le point. Ce sera noté pour leur évaluation annuelle.