En couverture de l’album Une histoire vivante des ouvriers, on voit des mains ouvertes, teintées d’ocre. Des mains aussi vivantes que ce monde, né au milieu du siècle des Lumières, et qui a connu son moment le plus intense avec la révolution industrielle. Pour raconter le travail, en France, en Italie, en Angleterre et en Allemagne, Bernard Chambaz a choisi des photos, prises entre 1900 et 2020 dans les ateliers, les mines, devant l’usine, dans les manifestations. Ces photos commentées avec la précision de l’historien et la sensibilité de l’homme engagé racontent les soubresauts divers d’un siècle.
Bernard Chambaz est poète, romancier, essayiste. Chacun de ses livres semble guidé par la nécessité de dire « ce qui ne doit pas être tu ou dissimulé », comme il l’écrit dans la partie consacrée aux années 2000-2020. Les photos remplissent cette double mission, elles aussi : montrant ce que l’on ne voit pas ou ce qui est peu visible, elles racontent. Ainsi de ce regard d’enfant tourné vers l’appareil photo, au milieu d’un groupe de mineurs polonais expulsés dans les années 1930. C’est la crise, ils se sont rebellés, ils retourneront vers l’Est. Ou bien, sur une même page, des mains, et des doigts. Les premières tiennent une cigarette, les seconds une carte à puce.
L’écrivain a plus d’un point commun avec le photographe. (...)
Beaucoup de ces images renvoient à l’Histoire et aux luttes. Presque toutes en réalité, puisque le monde de l’ouvrier, qu’on appelle désormais un salarié, n’a connu qu’épreuves et combats. Bernard Chambaz suit un fil chronologique scande les grandes périodes d’une épopée aussi essentielle que négligée. L’écrivain revient d’abord sur les mots, ouvrier, operai, worker ou labourer. Il rappelle le long chemin des luttes pour la réduction des horaires de travail ; la photo d’une pointeuse en est l’un des symboles. Lutte aussi pour la santé, avec la photo d’enfants passant la visite médicale au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Parmi les anecdotes qui émaillent cet album, l’une porte sur Ambroise Croizat, fondateur du système de santé en 1945, qui avait refusé la Légion d’honneur : il voulait que des ouvriers la lui remissent ; pas question. On apprend aussi combien le débat sur les retraites a été épineux… dès l’origine. (...)
Et puis qui dit ouvrier dit ouvrière. L’album s’ouvre sur une photo des « friteuses » de Loctudy qui mettent les sardines dans les boîtes de conserve. À Douarnenez, elles feront grève pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. Dans une Bretagne profondément catholique, cette ville sera l’une des municipalités communistes. Les « munitionnettes » portent des obus qui parfois explosent, comme dans cette usine de la banlieue de Nottingham en pleine guerre de 14. Avant, elles ont eu le temps de s’empoisonner avec les produits toxiques qu’elles manipulent. Mais Bernard Chambaz aime aussi ce qui est drôle et léger. Un paysage industriel vers 1934, en Angleterre, et une bande de femmes en pantalon court : « Regarder ces ouvrières nous donne le sentiment d’une énergie collective et nous conduit, en même temps, à considérer chaque visage, chaque corps, avec une reconnaissance émue. »
Cette reconnaissance émue est sans doute le fil conducteur que le lecteur choisira. (...)