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Libération
Les médias n’ont pas été à la hauteur du mouvement des gilets jaunes
Par Stéphane Delorme, rédacteur en chef des « Cahiers du cinéma »
Article mis en ligne le 3 février 2019

Mauvaise hiérarchisation de l’information, langage élitiste… Pour le rédacteur en chef des « Cahiers du cinéma », la presse a failli dans sa couverture de la mobilisation.

Les gilets jaunes demandent une égalité de traitement, y compris du traitement de l’information. Or ce n’est pas ce qui s’est passé : certes, le mouvement a été largement couvert, ce qui est la moindre des choses vu son importance, et au début avec bienveillance, mais dès que des « violences » sont apparues, les médias dans leur grande majorité ont mis à distance le mouvement, cherchant de plus en plus nettement à le disqualifier. (...)

Or, de quelles violences parle-t-on ? Il y a eu un fossé entre les flammes qui à longueur de journée flambaient sur les chaînes d’information en continu et leur faisaient un joli décor, et ce que vivait, en termes d’engagement, de mobilisation, de solidarité, la grande majorité des manifestants. En contrechamp, il y a un fossé avec les vidéos de violences policières qui, elles, n’étaient pas ou peu montrées et qui ont trouvé un autre canal sur Internet, validant la thèse du « deux poids, deux mesures ». Ces images pouvaient très bien être utilisées par les médias une fois révélées, mais ils se sont obstinés à ne pas les montrer. C’est en train de changer, mais très tard, après le travail de recensement du journaliste David Dufresne sur un réseau social, Twitter.

Quant aux menaces ou violences subies par des journalistes, elles sont évidemment inacceptables, comme toute violence à l’égard des manifestants et des policiers. Egalité de traitement, là aussi. Mais si, ces derniers jours, on parle beaucoup des agressions de gilets jaunes contre des journalistes, il faut se souvenir que le mois dernier 24 rédacteurs et photoreporters portaient plainte pour confiscation de matériel et violences policières.

En ce qui concerne la presse écrite, c’est aussi une question de langage. La presse parisienne souvent ne s’est même pas rendu compte de son mépris : parler d’« invisibles » simplement parce qu’elle n’a pas l’habitude de parler d’eux, ou dire que les gilets jaunes « apprennent vite » en politique, comme si avant ils étaient ignares. Le langage était révélateur de la méconnaissance de ces populations de province tout juste bonnes pour la presse régionale. Il en fallut peu pour que les éditorialistes les accusent de racisme et d’homophobie, en gros d’être « arriérés ». La vitesse à laquelle les accusations sont apparues pour discréditer le mouvement révélait les réflexes d’une classe d’élite.

Plus largement, la presse écrite n’a pas su hiérarchiser les priorités. (...)

28/11/2018 Blocage du depot petrolier de PORTES LES VALENCE (DROME)
28/11/2018 Blocage du depot petrolier de PORTES LES VALENCE (DROME)
Photo Nicolas Guyonnet. Panoramic
TRIBUNE
Les médias n’ont pas été à la hauteur du mouvement des gilets jaunes
Par Stéphane Delorme, rédacteur en chef des « Cahiers du cinéma » — 18 janvier 2019 à 20:26
Mauvaise hiérarchisation de l’information, langage élitiste… Pour le rédacteur en chef des « Cahiers du cinéma », la presse a failli dans sa couverture de la mobilisation.
Tribune. Les gilets jaunes demandent une égalité de traitement, y compris du traitement de l’information. Or ce n’est pas ce qui s’est passé : certes, le mouvement a été largement couvert, ce qui est la moindre des choses vu son importance, et au début avec bienveillance, mais dès que des « violences » sont apparues, les médias dans leur grande majorité ont mis à distance le mouvement, cherchant de plus en plus nettement à le disqualifier.

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Gilets jaunes : les médias au stade autocritique

Fossé
Or, de quelles violences parle-t-on ? Il y a eu un fossé entre les flammes qui à longueur de journée flambaient sur les chaînes d’information en continu et leur faisaient un joli décor, et ce que vivait, en termes d’engagement, de mobilisation, de solidarité, la grande majorité des manifestants. En contrechamp, il y a un fossé avec les vidéos de violences policières qui, elles, n’étaient pas ou peu montrées et qui ont trouvé un autre canal sur Internet, validant la thèse du « deux poids, deux mesures ». Ces images pouvaient très bien être utilisées par les médias une fois révélées, mais ils se sont obstinés à ne pas les montrer. C’est en train de changer, mais très tard, après le travail de recensement du journaliste David Dufresne sur un réseau social, Twitter.

Quant aux menaces ou violences subies par des journalistes, elles sont évidemment inacceptables, comme toute violence à l’égard des manifestants et des policiers. Egalité de traitement, là aussi. Mais si, ces derniers jours, on parle beaucoup des agressions de gilets jaunes contre des journalistes, il faut se souvenir que le mois dernier 24 rédacteurs et photoreporters portaient plainte pour confiscation de matériel et violences policières.

En ce qui concerne la presse écrite, c’est aussi une question de langage. La presse parisienne souvent ne s’est même pas rendu compte de son mépris : parler d’« invisibles » simplement parce qu’elle n’a pas l’habitude de parler d’eux, ou dire que les gilets jaunes « apprennent vite » en politique, comme si avant ils étaient ignares. Le langage était révélateur de la méconnaissance de ces populations de province tout juste bonnes pour la presse régionale. Il en fallut peu pour que les éditorialistes les accusent de racisme et d’homophobie, en gros d’être « arriérés ». La vitesse à laquelle les accusations sont apparues pour discréditer le mouvement révélait les réflexes d’une classe d’élite.

Plus largement, la presse écrite n’a pas su hiérarchiser les priorités. Elle n’a pas été là où on l’attendait, sur la défense des droits fondamentaux. On est sidérés qu’on s’habitue à voir des policiers, parfois en civil, le LBD 40 [lanceur de balles de défense, ndlr] à la main, tenu comme un fusil, prêts à tirer, sans que le pouvoir politique ne bronche, et sans que la presse ne s’en offusque outre mesure. Il ne faut pas lutter seulement contre les violences policières, mais contre cette théorie du maintien de l’ordre qu’on appelle tristement maintenant « à la française ». Belle fierté nationale. L’entreprise d’intimidation pour empêcher de manifester, qui était identifiable dès le 1er décembre, n’a pas non plus été la priorité de la presse : résultat, elle s’est transformée en une volonté de criminaliser le fait même de manifester (le manifestant comme « complice » a priori des violences, selon le mot de Christophe Castaner). La presse semble s’habituer à tout ! On a une presse incapable de dénoncer clairement ce qui est inadmissible. On l’a vu sur la vidéo des lycéens agenouillés. A force, la vidéo devient juste « choquante », puis juste « polémique ». Il y a là au mieux un manque d’analyse politique, au pire une complaisance envers le pouvoir, qui substitue une réponse policière et judiciaire à une réponse politique attendue et désirée, qui serait à la hauteur des enjeux de ce mouvement populaire. Plus de 5 000 gardes à vue, plus de 200 peines de prison, près de 100 blessés graves. Le Monde diplomatique de janvier, qui fait un beau travail, cite un haut responsable des forces de maintien de l’ordre qui déclare que c’est toujours la police qui donne le degré de violence d’une manifestation : règle qui devrait donc être le point de départ de toute analyse.

Pouvoir
La presse est à un tournant. Elle est fragilisée économiquement, elle se croit obligée d’aller vite, donc elle cite l’AFP (des textes similaires se retrouvent dans tous les médias, ce qui peut donner l’impression qu’ils sont tous d’accord), elle cite les tweets d’hommes politiques au lieu de prendre le temps d’analyser. Elle sait bien qu’elle est suspectée du fait qu’elle est aux mains d’entrepreneurs incarnant une élite proche du pouvoir. Les journalistes doivent lutter contre ce soupçon d’être aux ordres et non se replier de manière corporatiste. (...)