
Nous avons pris un bus par erreur à Rome. C’est une bonne idée non intentionnelle. Nous avons navigué sans rien comprendre sur le flux refluant du prolétariat d’autrefois jusqu’aux immigrés d’aujourd’hui, comme un arc-en-ciel s’éloignant du centre vers la banlieue la pluslointaine. Nous sommes passés des immeubles chics et des villas ocres aux immeubles tout court et aux obèses à pizzas. Nous étions collés là sans le faire exprès dans un bus qui n’allait pas où nous pensions qu’il allait, ce qui m’apprendra l’italien une bonne fois pour toutes. (...)
(...) Nous roulons depuis une heure et nous ne savons pas où nous allons. Je me repère au soleil et nous continuons vers le sud, vers la Camora, vers Napoli, vers la mafia qui va nous trucider. Le chauffeur du bus a l’habitude et ne ralentit pas au feu rouge. Les voitures sont de plus en plus vieilles. Les vitrines de plus en plus sales. Les immeubles sont tout autant collectifs qu’ailleurs mais les barbelés ont remplacé les caméras de surveillance et j’ai comme l’impression que les palmiers ne sont pas brossés tous les matins, ou du moins pas avec les mêmes brosses, ni la même perspective. Ici, il n’y a rien de volontaire. Plus on s’éloigne et plus nous traversons les Balkans, la Turquie, puis l’Inde assurément, avant de passer par l’Afrique vers la fin. Des vieux et des jeunes sortent des églises car il est onze heures. Je suis heureux de nous voir naufragés ainsi, car j’apprends aussi que mes ruines de cartes postales ne sont que des ruines de cartes postales. Il faut savoir accepter tout cela. Les gens ne se parlent pas plus qu’ailleurs. Ils vivent ici et ça n’est pas une destination. Comme si prendre le bus à Rome nous éloignait mille fois plus que de prendre l’avion pour Rome. (...)