
On vit dans un monde de petits soldats. C’est juste qu’on ne s’en rend pas trop compte. Mais c’est exactement ça qu’on nous apprend dès le plus jeune âge : marche ou crève. En plus enrobé, mais c’est l’idée.
Si tu veux comprendre dans quel monde tu vis, tu regardes jouer les petits en maternelle. Ceux qui parlent avec une voix d’écureuils sous acide et qui ont encore des gestes à la fois patauds et fulgurants. J’ai un ami qui en a fait son sujet d’étude : la manière dont les gosses jouent entre eux. Parce qu’en fait, ils ne jouent pas entre eux, ils jouent les uns à côté des autres, superbes d’indifférence, jusqu’au moment où le jouet de l’un attire le regard de l’autre. Il faut voir ça, un petit mouflet qui s’extrait de son monceau de jouets pour venir coller une mornifle à l’autre, juste pour accaparer l’objet de son désir. Qu’il abandonnera quelques minutes plus tard, lassé. Parce que ce qui compte, c’est l’appropriation, pas l’usage, c’est le fait d’avoir ce dont jouissait le voisin, pas ce dont on avait besoin, pas ce qui nous satisfait. C’est arracher la satisfaction de l’autre pour augmenter la sienne… jusqu’au moment, très rapide, où on se rend compte que ça ne marche pas du tout. (...)
Les petits soldats du capitalisme
C’est un ressort humain simple et terriblement efficace. Ce n’est pas spécialement la condition humaine, notre instinct, mais c’est le genre de comportement que notre civilisation crée et valorise, tout au long de la vie. La compétition, toujours se comparer au voisin et l’appropriation, toujours désirer ce qu’a le voisin.
D’ailleurs, ensuite, à l’école, la guerre continue. (...)
Nous sommes tous de bons petits soldats bien disciplinés. On fait nos heures. On accepte les compressions humaines dans les transports en commun, les petits chefs aigris, d’en être un soi-même à son tour. On joue le jeu. À fond. Tout le temps.
Jusqu’au jour où ça casse.
Pour beaucoup, en réalité, on s’est fait jeter à coups de pieds au cul. Cela s’appelle la rationalité économique. À toujours être dans la compétition, immanquablement, on finit toujours par trouver son maitre, celui qui nous éjecte du jeu pour prendre notre place. Ça s’appelle le chômage. C’est là où sont reléguées les gueules cassées de la guerre économique. (...)
Mais aujourd’hui, il y a quelque chose d’autre. Quelque chose de bien plus puissant que les éjectés du jeu.
Les déserteurs
On ne les voit pas, on ne les entend pas, on n’en parle pas. Mais il y a des gens qui, à moment donné, ne supportent plus d’être de bons petits soldats et laissent tout tomber. Pour certains, c’est tellement violent qu’ils préfèrent se flinguer sur place plutôt que continuer. Et même cela, on ne le voit pas vraiment. Mais pour beaucoup, c’est juste une disparition, un immense lâcher-prise, une pure libération.
Au début, il ne devait pas y en avoir tant que ça. La mentalité d’esclave, c’est dur à perdre, surtout quand on la cultive depuis tout petit. En plus, ils nous tiennent fermement. Par la peur, essentiellement. La peur de déchoir, la peur du chômage, la peur de manquer. Un peu comme les poilus qui marinaient dans leurs tranchées. (...)
Chaque jour, je croise de plus en plus de déserteurs de la Grande Guerre économique, de la grande lutte des places. Des tas de gens avec des parcours tellement différents et pourtant tellement semblables à la fois. C’est que l’on appelle un phénomène émergent. Des tas de gens qui n’ont aucun lien entre eux dès le départ, mais dont les choix et les comportements convergent vers un nouveau modèle aux contours encore flous. (...)
Ils émergent, partout, de plus en plus nombreux, mais toujours sous les seuils de détection de notre corps social, comme un mouvement diffus, furtif, que l’on perçoit du coin de l’œil et qui disparait dès que l’on tourne la tête. (...)