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Les utopies au travail ; Pensées et réalisations utopiques : la part du travail
Article mis en ligne le 7 janvier 2020
dernière modification le 6 janvier 2020

Des utopies pour penser le monde et ses bouleversements à partir des marges

Pour entrer dans la thématique proposée par ce numéro, il convient de se départir des définitions trop étroites et des idées caricaturales à l’égard des utopies. Ce qui retient particulièrement notre attention est le fait qu’elles sont pensées, et parfois concrétisées, dans le bain des grands bouleversements sociétaux, en réaction aux systèmes de domination conscientisés et rendus insupportables. Il importe donc de ne pas perdre de vue les conditions historiques qui rendent pensable, mais aussi possible l’éclosion d’utopies.

nos sociétés actuelles semblent propices à l’émergence d’utopies. Le diagnostic est bien partagé pour constater des déstabilisations fortes qui parcourent nos sociétés humaines : l’emprise du capitalisme financiarisé s’accentue et accroît les inégalités au point de faire vaciller les démocraties représentatives. Les gouvernements sont plus autoritaires tandis qu’il est davantage admis que les sociétés doivent être dirigées « efficacement », c’est-à-dire sur le modèle entrepreneurial, accentuant d’autant la crise démocratique. Dans ce cadre, les individus sont sommés de participer à la production dans des formes de mises au travail dégradées, et de consommer sans souci de l’épuisement des ressources planétaires. Alors que les effets de l’anthropocène, ou du capitalocène (Campagne, 2017 ; Malm, 2016)1, sont tangibles et annoncent une dystopie inédite (l’effondrement possible des espèces vivantes), les discours enjoignant à faire preuve de réalisme s’inscrivent dans la lignée de la sentence thatchérienne : « There is no alternative ». (...)

Car les utopies aident à dépasser les cadres normatifs en pensant un avenir plus désirable, Les Mondes du Travail a choisi de présenter des expérimentations utopiques qui sont autant de propositions pour ré-inventer le travail dans un rapport critique à l’existant. Et puisque l’utopie peut être appréhendée comme un fait social total qui englobe toutes les dimensions de la vie, notre focale sur le travail n’interdit pas de faire un tour d’horizon, non exhaustif mais qui nous sied, des approches de « l’esprit utopique ».

Ce que peuvent être les utopies : quelques caractéristiques et fonctions (...)

Car les utopies aident à dépasser les cadres normatifs en pensant un avenir plus désirable, Les Mondes du Travail a choisi de présenter des expérimentations utopiques qui sont autant de propositions pour ré-inventer le travail dans un rapport critique à l’existant. Et puisque l’utopie peut être appréhendée comme un fait social total qui englobe toutes les dimensions de la vie, notre focale sur le travail n’interdit pas de faire un tour d’horizon, non exhaustif mais qui nous sied, des approches de « l’esprit utopique ».

Ce que peuvent être les utopies : quelques caractéristiques et fonctions (...)

Parce qu’elle est par essence subversive, la pensée utopique a été prise au piège d’une critique bourgeoise la qualifiant de déraisonnable, non rationnelle, au mieux l’associant aux mondes fabulés de doux rêveurs, au pire, tout au long du XXe siècle, à la recherche dangereuse d’une société idéaliste, voire idéologique et pourvoyeuse de totalitarismes (qui se sont pourtant empressés de détruire toute velléité de penser un autre monde). (...)

(...)

Pour ne rien arranger, les régimes totalitaires du XXe siècle jettent un voile sombre sur la pensée utopique, car ils partagent la promesse d’une société « parfaite », imprégnant tous les aspects de la vie. Les totalitarismes seraient ainsi l’aboutissement d’utopies concrétisées, fatalement vouées à l’échec et à la destruction par une soumission du réel à l’idéologie dominante. (...)

Un mouvement de réhabilitation récurrent

L’assimilation de l’utopie à l’idéologie, voire au totalitarisme, est finalement une occasion de réaffirmer ses singularités et ses valeurs. Ainsi, selon Karl Mannheim (2006) et Paul Ricoeur (1984 ; 1997), en tant que projet de rupture radicale avec l’ordre dominant, l’utopie s’oppose à l’idéologie, force conservatrice tournée vers le passé : « Si l’idéologie préserve et conserve la réalité, l’utopie la met essentiellement en question. L’utopie en ce sens est l’expression des potentialités d’un groupe qui se trouve refoulé par l’ordre existant » (Ricoeur, 1984 : p. 61). Ce rapport d’altérité conditionne sa dimension contestataire : « Il semble, en effet, que nous ayons toujours besoin de l’utopie dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à bien une critique également radicale des idéologies » (...)

Les utopies en pratique

Dans ce mouvement de réhabilitation et de reformulation des contours de l’utopie, son versant expérimental a donné lieu à une série de critiques, mais aussi à des travaux voulant rompre l’apparent oxymore entre le « lieu qui n’existe pas » et sa réalisation possible. Plusieurs expressions ont ainsi émergé plutôt dans la période récente ; qu’il s’agisse d’utopies « concrètes », « réelles », voire « réalistes », elles sont autant d’approches et de perspectives mises en tension qui permettent notamment une timide réconciliation de la pensée utopique avec la pensée marxiste. (...)

Du droit d’inventaire au droit d’inventer la vie

Ainsi, depuis plusieurs décennies, une série de travaux font état d’utopies renouvelées, d’expériences en cours aux envergures variées, qui cherchent à élargir le champ des possibles, à penser un avenir désirable, en pratique. S’il existe encore des utopies totalisantes sur le modèle de la société parfaite, comme Damanhur en Italie ou Auroville en Inde, une séquence historique s’ouvre avec l’alter-mondialisme qui émerge sur la scène internationale dans les années 1990 et œuvre explicitement pour la possibilité d’un autre monde que celui imposé par le néolibéralisme (le Manifeste de Porto Alegre en 2005 appelle ainsi à « un changement de société mondiale »). Le « ici et maintenant » se couple au « penser global, agir local » issu de l’écologie politique, qui imprègne l’esprit utopique. (...)

Une partie des acteurs ont conscience que rien ne peut advenir qui bouleversera « le grand monde » par le haut, et des utopies inaugurent des stratégies sécessionnistes, de piratage ou d’accommodement avec le système. (...)

La part du travail

La plupart des expériences utopiques, reconnues comme telles, donnent à voir des configurations diversifiées du travail qui s’inscrivent explicitement en rupture avec les formes de mise au travail néolibérales : il s’agit de rompre avec les subordinations salariales, la destruction des collectifs autonomes, les emplois de misère sans garantie ni droit, les processus de déqualification, de précarisation, d’aliénation, d’intensification et d’usure humaine, de perte d’autonomie et de sens, de gestion managériale, de colonisation des valeurs entrepreneuriales, etc., qui ont déjà bien été identifiés et analysés par les sciences sociales du travail.

Nombre d’expérimentations actuelles et c’est le cas des articles du dossier) s’appuient sur les structures initiées par le mouvement ouvrier du XIXe siècle, telles que les associations, coopératives, mutuelles, collectifs autogestionnaires qui sont alors l’expression de projets utopiques visant à sortir de l’exploitation et de l’indigence, et en retour à penser une meilleure répartition des fruits du travail par l’auto-organisation et le contrôle des moyens de production, par une société de l’abondance dans laquelle le travail contraint ne représenterait qu’une part négligeable de la vie humaine. (...)