
Comment améliorer concrètement les conditions de vie de la majorité de la population ? L’expérience des dernières décennies en Amérique latine permet d’élaborer un paradigme économique impliquant l’Etat et la société.
La meilleure société n’est pas celle qui accumule le plus de biens, mais celle qui obtient plus de bonheur pour ses membres. En 2008, les deux Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen prenaient la tête de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Remis l’année suivante, leur rapport conclut que le bien-être des personnes dépend des revenus, de la consommation, de la richesse, mais aussi de l’éducation et de la santé, de la place dans la vie sociale et politique, de la qualité de l’environnement et des possibilités de vivre en paix : l’objectif et le subjectif. (...)
Il est possible de bâtir une société meilleure, plus juste et plus sûre. Les nations latino-américaines se sont construites à partir de révolutions libératrices, de combats pour l’indépendance et contre l’oppression coloniale. L’histoire se construit par des ruptures, du sang, de la douleur et des larmes. Mais pour les gens, le moteur de l’histoire reste le désir d’obtenir plus de liberté, de meilleures conditions de vie, de dignité, de justice et d’équité.
Nous pouvons élaborer un paradigme économique à partir de six leçons de base tirées de l’expérience.
La première consiste à dire que le chemin menant au développement est ardu ; il n’existe pas de solutions miracles. Cela exige des efforts soutenus dans le temps, un grand pragmatisme dans le choix des instruments. (...)
La deuxième leçon se réfère à la stabilité macroéconomique. Il est nécessaire que la solution aux problèmes monétaires ou budgétaires soit toujours liée à la poursuite d’une amélioration des conditions sociales.
La troisième exige un environnement politique et juridique propice à l’épargne et à l’investissement. Un Etat de droit démocratique garantit la stabilité et la sécurité indispensables à l’investissement et à la croissance, mais permet également une action publique efficace pour la redistribution et l’équité sociale.
Le quatrième enseignement commande d’écarter l’illusion d’un marché qui s’autorégule. (...)
La cinquième leçon, essentielle, est l’incorporation croissante des sciences et des technologies dans les processus productifs, grâce à la promotion de la recherche et de l’innovation à travers des politiques publiques actives. La matière grise prime la matière première. Les innovations technologiques et l’ingéniosité des personnes ouvrent le futur au progrès et à la prospérité, pour en finir avec la pauvreté, les inégalités, l’exclusion.
En sixième lieu, il faut exiger une révolution éducative (...)
Je crois nécessaire la réflexion sur le concept même de croissance. (...)
A ce jour, il est incontestable que la planète ne supportera pas que tous ses habitants aient le même niveau de consommation, objectif ultime de toute idée d’équité. Opposer la « frugalité » à la « consommation » peut être envisageable. Mais cela passe inévitablement par la réalisation d’un certain niveau d’égalité, aujourd’hui ou à l’avenir. (...)
Quel patrimoine souhaitons-nous transmettre aux générations futures ? Une première approche se concentre sur trois grands points : valeurs, ressources et institutions. (...)
il existe quelques valeurs intimement liées à la survie de notre espèce. C’est pourquoi la solidarité, en d’autres termes la générosité — donner ou se donner aux autres — produit de la satisfaction, du plaisir et parfois même du bonheur. (...)
Deuxième réflexion : le changement est permanent, inévitable et assez difficile à prévoir. (...)
La troisième réflexion est que les valeurs qui nous importent, que nous aimons, sont celles qui nous permettent d’avancer vers une société plus juste, plus égalitaire, plus respectueuse des différences, de la vie en général et de l’environnement en particulier. L’éducation publique doit transmettre lucidement et délibérément ces valeurs qui nous sont nécessaires pour construire la société que nous souhaitons. (...)
Nous vivons dans une société où sont imposées les perspectives de profit et de bénéfice personnel, où les décisions sont adoptées de façon individualiste, égoïste et matérialiste, ce qui favorise de nouvelles formes de corruption. C’est pourquoi nous devons promouvoir la solidarité, le collectif, une culture où la créativité individuelle est toujours accompagnée du souci de l’autre. L’autre valeur qui doit émerger à l’avenir est le désir d’harmonie. La paix est construite sur le fondement de la justice, la conscience d’un bien commun supérieur aux intérêts sectoriels, corporatifs ou de classe.
Mais la tâche de développer ces valeurs ne doit pas seulement revenir à l’Etat : la société tout entière doit s’impliquer dans ce processus. (...)
Enfin, pour que l’édifice de la démocratie soit chaque fois plus solide, il sera nécessaire de préserver l’Etat de droit, qui est un des grands catalyseurs pour que le développement économique se transforme en développement social. Ce même Etat est appelé aujourd’hui à jouer un rôle croissant dans l’économie et la société, il doit se transformer pour être efficient, en régulant les relations économiques et le fonctionnement des marchés, tout en prenant soin des secteurs sociaux négligés et des droits citoyens. Il faut transformer l’Etat des crises en Etat du développement.