
Si notre idéal héroïque repose sur les chants homériques et les récits de chevalerie médiévale, force est de reconnaître l’évidence : ces mâles-là ne sont pas franchement stoïques. Ils ne regardent pas l’horizon en serrant les mâchoires. Ils crient, se mettent en rage, et surtout, ils pleurent toutes les deux pages. (Quelques sources intéressantes dans ce corpus dédié de l’Education Nationale, ou chez les Romains qui se lacèrent les vêtements et se frappent la poitrine.)
Il y a quelques millénaires, l’homme a perdu le droit d’exprimer toute une partie de ses émotions. (Ce n’est pas le cas partout, c’est donc une question culturelle - rangez immédiatement vos explications hormonales.)
Alors, pourquoi ? Eh bien, dans un ouvrage paru il y a quelques jours (Pourquoi le Patriarcat, éditions Flammarion), la psychologue Carol Gilligan propose une théorie passionnante. Je vais donc tenter de (mal) résumer 250 pages.
Quand nous sommes enfants, nous apprenons à gérer la perte - la prise de distance de nos parents, les petites trahisons, l’abandon de nos amis, etc. Dans notre organisation actuelle, cette perte est considérée comme inévitable, et la solution socialement acceptable consiste à faire preuve de détachement. Le lien a été brisé ? On prétend que ce lien n’existe pas (au lieu d’admettre qu’on est terriblement blessé). On se protège de la douleur en tirant une croix sur l’amour (pas seulement romantique, mais aussi amical, familial, etc).
Cette injonction au détachement ne concerne que les hommes. Dès l’adolescence, on constate que les garçons et les filles ont été encouragés à répondre très différemment à la perte. Les filles disent tout le temps "je ne sais pas" (I dont know), les garçons disent tout le temps "je m’en fous" (I don’t care). Les filles se censurent (pour ne pas dire ce qu’elles ressentent) tandis que les garçons se détachent (pour ne pas ressentir ce qu’ils ressentent). Et le processus ne se passe pas au même moment : les filles "craquent" dix ans plus tard que les garçons (dès 7 ou 8 ans, un garçon doit accepter de se saborder). (...)
Devenir un homme, se voir initié au patriarcat, c’est se confronter à la perte en choisissant le détachement (donc in fine, ne pas se confronter à la perte, parce qu’on n’a "rien à perdre"). C’est sacrifier le relationnel au bénéfice d’une indépendance de façade. C’est bousiller l’émotionnel pour avoir accès à la raison "vierge de toute émotion" (même si aujourd’hui, nous savons que cette séparation n’a aucun sens). (...)
La nation a intérêt à ce que les hommes s’amputent du lien (mais pas les femmes, sinon tout s’écroule). La nation a intérêt à ce qu’on soit tellement "protégé" contre soi-même, qu’on puisse faire des choses monstrueuses à l’ennemi. (Ou à son épouse, ses amis, ses enfants, ses animaux.)
Pour Gilligan, nous pouvons réparer le monde si nous acceptons la voix en nous qui proteste, avec sa rage, sa vulnérabilité et sa sollicitude. C’est cette voix étouffée (en prétendant "ne pas savoir" pour les femmes, en prétendant "ne pas s’en soucier" pour les hommes) qui porte l’espoir. (...)
Le problème, c’est que l’organisation actuelle nous empêche de protester et de refaire du lien. Comment ? Par la honte. (...)
"Si nous ne touchons pas à la logique du patriarcat, nous avons peu de chances de nous débarrasser de la politique patriarcale. Si nous ne touchons pas au pouvoir en place, nous risquons de nous méprendre sur ses ressorts psychologiques, qui peuvent nous sembler naturels. C’est ainsi que les hommes ont la réputation de ne rien comprendre aux émotions, d’être incapables de reconnaître qu’on leur fait du tort ou qu’ils en font eux-mêmes aux autres ; on présuppose des femmes que leur altruisme est d’ordre surnaturel, qu’elles sont des anges - ou, sinon, des salopes." (...)
Cette honte sert des intérêts qui sont ceux des hommes en tant que classe, mais pas ceux des hommes en tant qu’individus. Maintenant que nous avons compris tout ça, nous pouvons le changer. J’ai tellement hâte.