
En réaction aux déclarations et propos officiels niant l’existence des violences policières, le réseau des victimes réuni autour de l’Appel des Familles adresse ce courrier à la successeure de Jacques Toubon. Nous lui adressons également nos propositions pour la désescalade des méthodes des forces de l’ordre, contre le déni des violences policières et contre le déni de justice.
Nous, familles de victimes, blessé.e.s et collectifs de blessé.e.s, sommes particulièrement attentifs à vos déclarations. Aussi avons-nous été consternés par vos premiers mots sur les violences policières, le 24 juillet dernier, sur France-Inter : « D’abord, je n’aime pas beaucoup ce terme-là qui voudrait accuser l’ensemble de la police », avez-vous répondu à la question sur l’un des sujets prioritaires de l’actualité comme de l’institution dont vous avez la charge.
Madame la Défenseure, votre motif pour récuser le terme de violences policières est irrecevable et vos mots sont d’une très grande violence, c’est un mépris pour nos vies.
Apprenez que la vie de votre fils, de votre mari, de votre frère, de votre père ou de votre mère peut être arrachée pour rien par les mains de policiers ou de gendarmes. Imaginez les douleurs atroces et les supplications de votre proche avant de rendre son dernier souffle, ou quand sa chair éclate sous l’impact d’armes qui le mutilent à perpétuité. Regardez dans quel état nous retrouvons le corps supplicié de nos proches.
Comment et pourquoi refuser de nommer les violences policières pour ce qu’elles sont ? Cédric Chouviat a répété sept fois « J’étouffe », avant de succomber sous les coups de policiers sourds, puis menteurs. Pourquoi vous taire lorsqu’un ministre de l’Intérieur se livre volontairement à un jeux de mots abject pour nier la réalité de ces actes barbares et choisit de cumuler la bassesse, l’ignominie et l’outrage aux victimes et à leurs familles pour défendre son administration ?
Un sinistre record a été battu durant le confinement* : dix décès à la suite d’une intervention des forces de l’ordre pour le seul mois d’avril. Dont quatre dans une cellule de garde à vue. Comme Mohamed Gabsi, le 8 avril, mort d’asphyxie dans le commissariat de Béziers, alors qu’il était plaqué à terre et menotté. Victime des techniques d’immobilisation par étouffement, comme Lamine Dieng, Ali Ziri, Adama Traoré et Cédric Chouviat, parmi tant d’autres.
(* Selon les seuls recensements disponibles, réalisés par le magazine Bastamag et le site Désarmons-Les).
Ce ne sont pas des « bavures » ni des « dérapages », mais les conclusions inéluctables d’un système : celui de l’impunité croissante accordée aux policiers et aux gendarmes quand ils blessent, mutilent et tuent. Parallèlement, la concentration de personnes racisées parmi les morts et les victimes d’exactions diverses des forces de l’ordre traduit aussi l’enracinement d’un racisme structurel dans cette violence d’État, dite légitime. (...)
Ces violences qui n’existent pas mais que tout le monde voit sont l’expression d’une dérive systémique.
A la différence d’un homicide ou d’une agression « ordinaires », nous devons lutter en justice contre des agents protégés par leur fonction, notamment pour assurer la couverture de leurs frais judiciaires, pour lesquels nous-mêmes devons nous endetter. Nous luttons aussi contre des magistrats qui n’instruisent qu’à décharge à l’égard des fonctionnaires impliqués. Et les mis en cause sont maintenus en activité professionnelle, là où n’importe quel tueur ou auteur de coups barbares est mis en examen et aussitôt placé en détention. Nous nous trouvons à affronter non pas une « brebis galeuse » mais tout un appareil sécuritaire d’état qui multiplie les entraves à notre quête de vérité et de justice.
Les non-lieux qui closent systématiquement les plaintes intentées contre des membres des force de l’ordre nous adressent un double message. Le premier est que le meurtre d’un être humain par une personne dépositaire de l’autorité publique est un non-événement. C’est la routine policière. Le second enseignement est que cette impunité des forces de l’ordre autorise la répétition, la constance et l’aggravation de tels actes. (...)
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, la France a été condamnée à six reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme, dans les affaires Mohamed Boukrourou, Abdelkader Ghedir, Naguib Toubache, Ali Ziri, Foued Chebab et Joseph Castellani. Et dans l’affaire Lamine Dieng, au terme de treize ans de procédure, la France a désavoué sa propre justice en reconnaissant sa responsabilité devant la CEDH, en juin dernier. Ces affaires ont eu lieu avant le mandat de l’actuel président de la République, mais celui-ci n’en tire aucune leçon et, de plus, affirme éhontément un déni absolu des violences policières.
On découvre aujourd’hui que près de 17 000 membres des forces de l’ordre se livrent à des échanges ultra-racistes dans des groupes en ligne. On apprend que la compagnie de sécurité et d’intervention de Seine-Saint-Denis doit être dissoute tant sa hiérarchie est vérolée par des faits de violences, vols, falsifications de procès-verbaux et trafic de stupéfiants. Et que d’autres CSI de la région Île-de-France vont aussi être « réorganisées » au gré des enquêtes en cours. On lit aussi que le policier condamné en 2017 à cinq ans de prison, avec sursis, pour avoir tué un homme, n’a jamais été sanctionné en interne et vient d’être élu délégué syndical. (...)
Voilà pourquoi, Madame la Défenseure des droits, le terme de violences policières systémiques est le plus juste pour caractériser ces pratiques, en France comme partout dans le monde. Car ce n’est pas tant contre les meurtriers de nos proches et contre les agents mutileurs que nous nous battons ; mais contre un ensemble de pratiques qui garantissent et accroissent l’impunité des policiers et gendarmes mis en cause. Des pratiques qui font système pour nous dénier le droit à la justice. (...)
Jusqu’à quand les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire vont-il poursuivre cette escalade ? Le contre-exemple américain actuel n’est-il pas suffisamment explicite ? La criminalisation des manifestants et l’envoi de troupes surarmées ne font qu’exacerber ces violences : sont-ils la seule option ?
Voilà aussi pourquoi nous revendiquons une autre voie pour notre société : celle de la désescalade, contre le déni des violences policières et contre le déni de justice, avec les quinze premières demandes suivantes.
POUR LA DÉSESCALADE,
nous exigeons :
- la mise en place d’un récépissé qui oblige les agents à justifier les contrôles d’identité qu’ils opèrent. La cour de Cassation a définitivement condamné l’État en 2016 pour les contrôles au faciès et pourtant ils perdurent.
- la suppression du délit d’outrage et rébellion. Pour en finir avec les procédures abusives, le harcèlement quotidien, la mise sous tension de toute une ville comme à Argenteuil et le « business des outrages » pratiqué par certains policiers.
- l’abrogation de l’article « Permis de tuer » L435-1 de la loi de sécurité intérieure du 28 février 2017.
- l’interdiction des techniques d’immobilisation par étouffement : plaquage, pliage et clé d’étranglement.
- l’interdiction des armes classées armes de guerre (LBD et grenades) et les pistolets électriques, par la police du quotidien comme lors des manifestations.
- l’interdiction des courses-poursuites pour un délit mineur.
- la suppression de l’usage massif des gaz et des nasses systématiques.
- la mise en place de caméras dans les véhicules des forces de l’ordre et dans les cellules de garde à vue.
CONTRE LE DÉNI DE JUSTICE,
nous exigeons :
- la création d’un organe indépendant pour enquêter sur les plaintes pour violences commises par personne dépositaire de l’autorité publique.
- le dépaysement systématique des affaires judiciaires traitant ces mêmes plaintes, sur le modèle de la proposition de loi déposée par la députée Elsa Faucillon le 4 février 2020.
- l’audition de tous les témoins par le juge d’instruction et non pas uniquement ceux autorisés par l’IGPN.
- la mise à disposition des parties civiles de tous les enregistrements audio et vidéo disponibles.
- l’encadrement et l’engagement de la responsabilité des médecins intervenant lors des procédures policières.
ENFIN, nous exigeons :
- la radiation définitive des agents condamnés pour propos ou actes racistes.
- la suspension immédiate des agents mis en cause pour homicide. Et leur radiation définitive s’ils sont condamnés.
Parce que sans justice il ne peut y avoir de paix durable,
nous vous prions, Madame la Défenseure des droits, d’écouter les voix des blessé.e.s et des familles de défunts.