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Logique marchande de guerre « Chaque intervention militaire est une campagne publicitaire »
Entretien croisé avec Mathieu Rigouste et Rodrigo Nabuco de Araujo, respectivement chercheurs en sciences sociales et en histoire, sur les enjeux financiers de la guerre.
Article mis en ligne le 18 janvier 2016
dernière modification le 12 janvier 2016

CQFD : De quand date la création d’un marché international de la domination sociale et du contrôle ?

Mathieu Rigouste : Les complexes militaro-industriels prennent leur essor au cours des deux guerres mondiales, à travers la montée en puissance, au sein de la bourgeoisie des grandes puissances impérialistes, de la strate qui tire profit de l’industrie militaire. Elle comprend son intérêt dans la marchandisation de la guerre permanente, avec une logique de fond : utiliser le contrôle dans une économie de restructuration du capitalisme. Ces liens entre grandes industries et marchandisation du contrôle se développent notamment dans l’après-68, lorsque les classes dominantes engagent une restructuration néolibérale en réaction au mouvement révolutionnaire mondial.

Rodrigo Nabuco de Araujo : Ce qui arrive après 1968 est l’aboutissement d’une longue évolution des rapports entre forces de l’ordre et armées, où la police a remplacé progressivement l’armée dans la gestion des conflits sociaux, notamment après les grandes grèves ouvrières de la fin du XIX e et début du XXe siècle, surtout dans le nord de la France et en Italie. Ce changement de méthode a beaucoup intéressé les pays latino-américains, qui envoient très tôt des officiers de police parfaire leur formation en Europe – dès 1905 et à chaque pic de protestation ouvrière.

(...) À la suite du 13-Novembre, les liens entre le complexe militaro-industriel français, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont été plus que jamais mis en lumière. En France, notamment dans les services de renseignement, des structures sont chargées de cibler les pays auxquels on va pouvoir vendre des armes. Le Rafale, par exemple, était un gouffre financier, il ne s’en vendait pas jusqu’à ce qu’il soit utilisé en Libye, en Afghanistan, au Sahel et maintenant au Mali et en Syrie. Au début du mois de décembre 2015, la France est devenue la deuxième nation vendeuse d’armes au monde, juste après les États-Unis. Chaque intervention militaire est une vaste campagne publicitaire, la démonstration d’emploi d’un armement, d’un savoir-faire, d’un réseau, d’une capacité de renseignement, etc.

R. : Derrière la guerre, on trouve la course à l’investissement technologique et industriel. (...)

M. : On ne peut pas dissocier ces nouvelles technologies de pouvoir de la montée de révoltes de plus en plus régulières et transnationales. Des mouvements sociaux s’organisent, un nouveau mouvement révolutionnaire se structure, et les dominants ont besoin de force. Il n’y a pas que la logique du bouc émissaire et la logique économique, il y a celle de la destruction des possibilités d’autonomisation et d’émancipation collectives. Pour le coup, les drones et les matériels sub-létaux bouleversent le champ de bataille. Et ils entraînent des réponses : au début de l’invasion américaine en Irak, par exemple, des civils avaient réussi à se doter d’un logiciel permettant de récupérer l’information en possession des drones. Ils savaient ce que les drones savaient, ce qui leur permettait de se réorganiser, de se redéployer en fonction, et cela rendait la surveillance inefficace. Le logiciel revenait à 18 euros alors que chaque drone américain coûtait une douzaine de millions de dollars. Certes, le capitalisme sécuritaire s’adapte énormément, poussé par des raisons économiques, mais ça se fait toujours face à des résistances qui innovent elles aussi, sont créatrices. C’est un champ de bataille, et il y a du combat et de la créativité des deux côtés. Ce n’est pas parce que le pouvoir se renforce qu’il devient capable d’exterminer toute résistance. Au contraire, dans nombre de situations qu’il engendre et où il se donne les moyens d’intervenir, il fait face à l’émergence de nouvelles formes de révolte et d’auto-organisation. Le capitalisme sécuritaire tirant profit de la production et de l’encadrement de « désordres gérables  », il ne semble menacé que par notre capacité à nous autonomiser collectivement et à nous rendre ingouvernables.