
Qu’est-ce qu’être une femme ? Peut-on reconnaître la différence des sexes sans sexisme ? Dans un essai incisif, Agacinski met la lumière sur la double question du corps et du genre
Les passions partisanes et leurs implications personnelles rendent certaines discussions impossibles. Trop d’affects, trop d’engagements sont en jeu pour laisser la distance nécessaire à une réflexion en profondeur. Il faut souvent attendre que les émotions se taisent pour voir ce qu’elles empêchaient d’objectiver — et il est parfois bien tard —, alors on se remémore les clairvoyants que nul n’avait écoutés en leur temps et qui eussent évité bien des peines et des malheurs s’ils avaient été entendus dans la tourmente.
Agacinski est de ces clairvoyants. À l’heure où le débat s’enflamme autour du mariage et de la filiation gays, son essai pose les bases rationnelles de ce que sont sexes et genres. Il est à craindre qu’il ne soit pas reçu, ou dans longtemps, car un tel livre mérite de faire référence. (...)
Agacinski, s’il fallait ne retenir de son travail qu’une vertu, sait démêler la confusion des termes : chaque concept est défini avec clarté et utilisé exclusivement dans son contexte de validité. Il n’y a chez elle nul glissement sémantique, nul abus de langage, nul paralogisme. Agacinski utilise avec brio et à-propos tant la philosophie analytique que la phénoménologie. Son essai est un modèle de rigueur (...)
L’enjeu ici est de distinguer ce qui relève des sexes (du corps comme organisme vivant), de la sexualité (des désirs et pratiques sexuels), des genres (des rôles sociaux, dont le nombre est illimité, contrairement aux sexes, qui ne sont que deux) et de l’identité (de la continuité et de la conscience du soi) — tout en montrant comment ces niveaux de réalité s’articulent entre eux et jusqu’où ils sont indépendants et malléables.
Le point crucial de cet exposé est l’attention prêtée à ce que "corps vivant" veut dire, car le sexe en est un organe. (...)
La distinction fonctionnelle entre femmes et hommes par rapport à la reproduction met en lumière les racines de la subordination des femmes dans presque toutes les sociétés : "En dehors de toute institution, les femmes, portant et mettant au monde les enfants, en auraient la possession naturelle" . Le patriarcat permet de contrer cette appropriation de leur descendance par les mères ; par là, les hommes prennent le pouvoir sur le corps des femmes — leur ventre —, les plaçant ainsi dans une position hiérarchique inférieure. Le schème social de la supériorité masculine s’élabore à partir de la dissymétrie organique, mais sans en retirer aucune justification fondée.
La reconnaissance lucide de la complémentarité des sexes dans la puissance d’engendrer ouvre la voie au féminisme, comme refus d’une conception androcentrée de l’humanité — donc tronquée de moitié —, comme reconquête de son corps par la femme et de sa puissance génératrice, et comme volonté de redistribuer les rôles (les genres), au sein de la société, selon la justice. (...)
Parce qu’elle prend au sérieux l’existence corporelle, le vécu concret, Agacinski s’intéresse longuement au désir d’engendrer. Il est la variante humaine de la vitalité biologique, par quoi tout vivant tend à se continuer. Or ce désir est une des dimensions du désir sexuel ; aussi les femmes doivent-elles se le réapproprier, mais en dehors du patriarcat. L’invite est audacieuse mais juste.
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