
Les engagements de Mérôme Jardin contre l’islamophobie et les LGBTI-phobie lui valent régulièrement des messages de haine sur Twitter. Récemment les insultes et menaces homophobes et racistes ont redoublé de violence. En guise de solidarité, nous reprenons le texte qu’il a initialement publié sur Mediapart, dans lequel il revient sur son parcours et explique pourquoi mener ces luttes conjointement est pour lui une évidence. Nous invitons aussi à relire un texte paru en 2004 sur le site Les mots sont importants qui, déjà, refusait cette fausse alternative. Non seulement c’est au nom des mêmes principes de liberté et d’égalité que peuvent être défendus le droit pour les homosexuels de se marier et d’adopter des enfants, et le droit pour les jeunes filles voilées d’aller à l’école publique, écrivions-nous, mais il y a, en réalité, une profonde communauté d’expérience entre des groupes qu’on a l’habitude d’opposer, du vécu de la stigmatisation à l’accusation récurrente de "communautarisme".
Sur mon compte Twitter, j’ai indiqué que j’étais adhérent au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et ancien militant d’Act Up-Paris [1]. J’y précise mes engagements contre le sida, pour les droits des personnes lesbiennes, bies, gaies, trans, intersexe (LGBTI+).
Ces engagements multiples me semblent une évidence. Non que j’assimile l’homophobie à l’islamophobie. Je ne suis pas musulman, et ne peux donc parler à la première personne de l’islamophobie. Je suis pédé – terme que je préfère à « gay » ou « homo » car il récupère et détourne la violence homophobe des insultes – et peux parler à la première personne de l’homophobie que j’ai dû combattre. Islamophobie et homophobie répondent à des logiques différentes, qu’il ne faut pas assimiler. La première par exemple est directement liée au passé colonial de la France, au refus de l’affronter en tant que tel ; homophobie et racisme colonial ont des rapports [2], mais beaucoup moins directs.
Dans les années 90 et le début des années 2000, mes expériences de l’homophobie et de la lutte contre le sida m’ont appris à me méfier des rappels à l’universalisme républicain visant à disqualifier les revendications et les combats des personnes que la République oubliait, négligeait, maltraitait.
En refusant de reconnaître les unions homosexuelles tout au long des années 90, cette République a permis à la famille de mon ex de nous interdire, à son compagnon de l’époque et à moi, l’accès à son enterrement quand il est mort du sida. Ce compagnon n’a pas pu retourner dans l’appartement dont le bail n’était pas à son nom. Nous n’avons pu récupérer aucun souvenir intime de la personne que nous avions aimée. Voilà mon expérience de l’ « universalisme républicain ». (...)
Le mot « universel » m’a particulièrement mis en colère au moment du vote de la Couverture Maladie Universelle en 1999. Présentée comme un progrès – ce qu’elle était dans une large part – la CMU excluait de la gratuité totale des soins les bénéficiaires de l’Allocation Adulte Handicapée, vivant pourtant au-dessous du seuil de pauvreté ; ainsi que les sans-papiErEs, cantonnéEs à un sous-dispositif financé non par la Sécurité sociale, mais par l’État : l’Aide Médicale d’État. Comment appeler universel un discours excluant au nom de la préférence nationale appliquée à la santé ? Tant d’un point de vue de santé individuelle, de santé publique et de budget, cette mesure était inepte.
J’ai très vite appris à me méfier aussi du mot « communautarisme », terme vide de sens. Aujourd’hui, l’accusation de « communautarisme » est en général réservée aux seul-es musulman-es, notamment quand ils et elles demandent légitimement à la République les mêmes droits et la même protection face aux discriminations. Mais elle a aussi été opposée par le passé aux gays et aux lesbiennes. Act Up-Paris a souvent été accusée de communautarisme pour vouloir défendre l’égalité des droits, notamment à la fin des années 1990 au moment des débats sur le PaCs, ou au début des années 2000, quand nous étions parmi les rares organisations à réclamer l’ouverture du mariage. (...)
omment qualifier ce qui conduit un État à expulser, malgré la loi, des personnes gravement malades dans des pays où elles et ils ne pourront se soigner ? Comment expliquer qu’à niveau social égal, des personnes migrantes soient plus exposées au sida, au retard dans le dépistage du VIH ou du cancer du sein, au saturnisme ?
J’ai aussi pu constater la réalité d’un sexisme structurel et ses conséquences dans la lutte contre le sida et pour la santé des femmes : sous-représentation, voire absence de celles-ci dans les protocoles de recherche, et donc sous-estimation des effets secondaires des traitements sur leur corps ; impact de la domination masculine sur la prévention et la prise en charge ; etc.
Lutter contre le sida m’a donc permis de prendre conscience des limites de cette République, et de l’hypocrisie de celles et ceux qui, au motif d’une devise qui fixe comme objectifs l’égalité, la liberté, la fraternité, veulent empêcher à coup de mots comme « universel » et « communautarisme » que s’expriment celles et ceux dont la situation prouve que cet objectif n’est pas atteint, au profit d’une minorité de privilégié-es. (...)
J’ai été particulièrement frappé des stratégies de disqualification de la parole des premières concernées, les femmes musulmanes, qui me rappelaient celle à laquelle se sont heurté-es et et se heurtent encore les militantEs de la lutte contre le sida.
D’une part, les débats publics, les reportages, les plateaux télé parlaient la plupart du temps d’elles, sans elles. Dans le meilleur des cas, un documentaire leur accordait une place, mais pour un seul témoignage individuel. On leur niait la capacité à avoir une expertise propre sur le sujet et la législation qui les concernait. C’était un phénomène bien connu à Act Up-Paris – et dans la lutte contre le sida. Les journalistes nous contactaient pour avoir des témoignages individuels de personnes vivant avec le VIH illustrant une chose déjà décidée (ils et elles avaient parfois des demandes précises : « un couple homo dont l’un est séropositif et qui veut un enfant »), tout en refusant le point de vue politique de fond de l’association ou des personnes.
Résultat : des « expertEs » discourent sur des témoignages, et les premiErEs concernéEs ne peuvent leur répondre. (...)
La récupération de la laïcité par le Front national et l’UMP [3] n’a pas trouvé l’opposition qu’elle méritait à gauche. Bien au contraire, des éditorialistes, des responsables politiques dits de gauche l’ont accompagné contribuant à rendre de plus en plus respectable un racisme sous couvert d’une laïcité dévoyée. Outre que la laïcité ainsi dévoyée permettait à ce racisme de gauche de s’exprimer, prendre comme cible les musulman-es au prétexte de ce faux universalisme républicain permet aussi de ne pas rendre de comptes sur l’abandon de toute politique sociale par la gauche de pouvoir. Le dévoiement de la laïcité à des fins racistes est par exemple un moyen de masquer la suppression de moyens et les inégalités que l’État entretient à l’école. Chaque mouvement syndical portant sur les moyens, notamment dans les ZEP, suscite une offensive visant à faire de l’islam le problème principal de l’école.
Il reste une dernière raison, sans doute la plus importante, pour laquelle lutte contre l’homophobie et lutte contre l’islamophobie sont pour moi liées. De la même manière qu’elle a opéré une main-mise sur la laïcité, influençant son dévoiement raciste sur tout l’échiquier politique et médiatique, Marine Le Pen a entrepris une instrumentalisation raciste de la lutte contre l’homophobie (et le sexisme) qui est largement reprise par le spectre « républicain ». Parti homophobe, opposé aux droits des LGBT, qui défend des mesures dangereuses pour la lutte contre le sida, le FN a cependant pu séduire de nombreux gays par un discours faisant des étrangers et des musulman-es les uniques responsables de l’homophobie. (...)
Comme pour la laïcité, une telle opération aurait été impossible sans une large acceptation de nombreux-ses politiques, notamment du front « républicain ». Ainsi, l’été 2016, Manuel Valls avait-il, avec des maires de droite-extrême, pris comme alibi les droits des femmes et la laïcité pour persécuter des femmes musulmanes sur les plages françaises. Pourtant, deux ans plus tôt, il se rendait responsable de graves atteintes à la laïcité, aux droits des femmes et des personens LGBTI. Au printemps, il se rendait au Vatican et y annonçait que son gouvernement ne tiendrait pas l’engagement d’ouvrir la PMA aux lesbiennes. Il donnait ainsi des gages aux papes et aux lobbys chrétiens en s’asseyant sur la loi de 1905. Quelques mois plus tard, son gouvernement mettait fin à l’expérimentation des ABC de l’égalité à l’école – qui visait à lutter contre le sexisme et l’homophobie sur la base des études en genre. Le retrait d’un outil pédagogique pour satisfaire des lobbys religieux ne s’était pas vu depuis 1886. Sur tous ces points, on peut relire cette tribune du Cercle des enseignant-es laïques. (...)