
Le budget des pauvres est, une fois de plus, sous les feux des projecteurs. A la faveur de l’annonce d’une baisse de 5€ du montant des APL, les commentaires sur l’argent des plus démunis n’ont pas manqué, entre les réprimandes à ceux qui ont le culot de se plaindre, les bons conseils sur le mode "mais ça ne fait qu’un paquet de clopes ou cinq baguettes" ou les attaques du type "mais ils ont déjà des Iphones !".
L’argent des pauvres est un problème public : tout le monde a un avis dessus... Seuls les principaux intéressés semblent exclus du débat... C’est qu’ils sont toujours soupçonnés de mal s’en servir, d’être pauvres parce qu’ils ne l’utilisent pas comme il faut, parce qu’ils ont des dépenses dont ils pourraient facilement se passer, s’ils voulaient vraiment s’en sortir, s’ils avaient une vraie culture de vrais winners, et si, finalement, ils ne méritaient pas un petit peu leur sort quand même, quelque part. Il y a quelque chose de vrai là-dedans : si les pauvres sont pauvres, c’est bien, en partie au moins, parce que leurs revenus sont dépensés de façon excessive, d’une façon qui les enferme dans leur situation précaire. La question est donc d’importance. Sans me livrer ici à une analyse exhaustive du budget des ménages les plus fragiles, je voudrais donner quelques éléments de réponses trop souvent ignorés à la question "que font les pauvres avec leur argent ?", en partant notamment d’un des prix Pulitzer de cette année, Evicted du sociologue Matthew Desmond.
Que font donc les pauvres avec leur argent ? Il y a des réponses évidentes bien sûr : ils consomment, achètent de quoi se nourrir, se vêtir, ils payent leurs factures, leur loyer, etc. On sait qu’ils consomment relativement plus que les autres, la propension à épargner étant croissante avec les revenus (la propension à consommer est donc, logiquement, décroissante). Ce qui signifie, notamment, que des prélèvements tels que la TVA, non-progressive, pèsent plus lourdement (relativement) sur leurs épaules que sur celles des plus fortunés. (...)
[Pour beaucoup de personnes, dont sa fille], Larraine est pauvre parce qu’elle jette son argent par la fenêtre. Mais l’inverse est beaucoup plus vrai : Larraine jette son argent par la fenêtre parce qu’elle est pauvre.
Avant son expulsion, il ne restait à Larraine que 164$ après qu’elle a payé son loyer. Elle aurait pu en mettre un peu de côté, en rognant sur le câble et sur Walmart. Si Larraine était parvenue à mettre 50$ de côté chaque mois, à peu près un tiers de son revenu une fois le loyer payé, elle aurait eu 600$ à la fin de l’année - de quoi couvrir un mois de loyer. Et ça aurait été au prix de sacrifices considérables, puisqu’elle aurait eu parfois à se passer de choses comme l’eau chaude ou des vêtements.
Larraine aurait au moins pu économiser ce que lui coûtait son abonnement au câble. Mais pour une dame âgée vivant dans un mobile home isolé du reste de la ville, qui n’a pas de voiture, qui ne sait pas se servir d’Internet, qui n’a qu’occasionnellement un téléphone, qui ne travaille plus, et qui a parfois des crises de fibromyalgie et de migraines, le câble est un ami irremplaçable.
Les gens comme Larraine vivent avec tellement de limitations différentes qu’il est difficile d’imaginer la quantité d’efforts, de contrôle de soi et de sacrifices qui leur permettrait de sortir de la pauvreté. (...)
Si Larraine utilise mal son argent, ce n’est pas parce que l’assistance public lui en donne trop mais parce qu’elle lui en laisse si peu. Elle a payé le prix de son festin de homard. Elle a dû manger à la banque alimentaire pour le reste du mois. Certains jours, elle a simplement eu faim. Ça valait le coup. "Je suis contente avec ce que j’ai eu", disait-elle, "et je veux bien manger des nouilles pour le reste du moins à cause de ça".
Larraine a très tôt appris à ne pas s’excuser pour son existence. "Les gens vous reprochent n’importe quoi", dit-elle. Ça ne lui fait rien que le vendeur la regarde de travers. On la regarde de la même façon quand elle achète du vinaigre balsamique à 14$ ou des côtes de boeuf. Larraine aime cuisiner. "J’ai le droit de vivre, et j’ai le droit de vivre comme je l’entends", dit-elle. "Les gens ne se rendent pas compte que même les pauvres se lassent de manger toujours la même chose. (...)
Sans doute cela ne suffira pas à satisfaire les contempteurs des dépenses des pauvres. S’ils leur concéderont, du bout des lèvres, le droit à quelques dépenses exceptionnelles, ils seront sans doute plus sévères sur les dépenses plus quotidiennes et plus récurrentes, notamment lorsqu’il s’agit de donner ou de prêter de l’argent à tout-va, de payer sa tournée, de distribuer des cigarettes, etc. D’ailleurs, les pauvres ne pourraient-ils pas faire l’effort de ne pas boire, de ne pas fumer et de ne pas consommer des substances illégales, hein, franchement ?
Faisons un détour par un autre classique de la sociologie urbaine américaine : Street Corner Society. Dans cette étude d’un quartier populaire italo-américain dans les années 1930, William Foote Whyte consacre un passage à la comparaison des trajectoires sociales de deux de ses enquêtés, Chick et Doc. Chick incarne le groupe des "étudiants" en ascension sociale par le biais des études à l’université, Doc est le parangon des "gars de la rue", qui restent attachées au quartiers et enfermés dans les classes populaires. Le rapport à l’argent distingue très fortement les deux groupes : (...)
le premier refuse de prêter de l’argent à qui que ce soit ou même de payer quoi que ce soit, le second, chef de bande, dépense sans compter pour que ses copains puissent suivre les activités du groupe (bowling, bals, etc.) même lorsqu’ils n’ont pas d’argent. Mais ce n’est pas une question de personnalité, encore moins de culture. Chick, on l’apprend tout au long du récit de Whyte, a été très vite eu un statut très particulier dans le quartier où il vit : à l’école, il appartient à un petit groupe à part, qui s’assoit au premier rang et est tenu à l’écart par les autres. Il est arrivé d’Italie à huit ans et a connu les moqueries sur son accent et sa façon de se tenir. Fils d’un homme politique de Naples devenu vendeur de légumes à Boston, il n’appartient pas exactement au même monde que les autres : les positions de classes se transmettent dans la migration, bien que de façon complexe. Il n’a donc pas à participer à tout prix aux échanges amicaux, et peut facilement refuser de prêter à celui qui lui demande un coup de main. Au contraire, Doc est beaucoup plus intégré : il bénéficie d’un statut élevé, celui d’un chef de bande, statut qui repose entièrement sur cette "économie de la dépense". Ses amitiés sont autant de ressources sur lesquelles il peut continument s’appuyer. C’est grâce à la réputation ainsi acquise qu’il peut, par exemple, se lancer en politique, un moment qui fait apparaître les paradoxes de sa position : "Si, pendant la campagne électorale de l’été 1938, Doc avait eu deux cents dollars d’économie, il n’aurait pas été contraint de se retirer de la course. Mais s’il avait voulu épargner ces deux cents dollars, il se serait aliéné tout ses amis et il aurait perdu ses partisans" (p. 145-146).
Les dépenses de Doc ne sont pas plus irrationnelles, et pas plus évitables, que celle de Chick. Si le premier y est contraint et pas le second, c’est du fait de leur position vis-à-vis du quartier, et non d’une personnalité différente (...)
Bref, deuxième élément de réponse à la question "que font les pauvres avec leur argent ?" : ils l’utilisent en partie pour maintenir des liens avec les autres, pour se garantir un minimum d’intégration, pour faire jouer certaines formes de solidarités... qui sont souvent autant de stratégie d’entretien de sa situation, quand il ne s’agit pas de question de survie, fut-elle aussi sociale que physique. La sociabilité, pour les plus pauvres, coûte cher - dans le cas de la cigarette, ce coût se supporte à la fois de façon pécuniaire et en termes de santé... Et pourtant, elle est incontournable : la sortie de la pauvreté apparaît improbable, le cancer des poumons est une menace éloignée dans le temps, mais l’isolement ou le rejet sont des réalités immédiates. (...)