
(...) Alors que l’ANC était plutôt un parti viril avec une culture ouvrière sexiste et homophobe, la transformation en captivité de Nelson Mandela d’un activiste anti-apartheid prêt à utiliser la violence en un leader charismatique non-violent l’a mené à prendre des distances avec la position officielle de son parti sur la question du genre et de l’orientation sexuelle. Comme nous l’ont raconté beaucoup de nos interlocuteurs, le fait que la nouvelle constitution sud-africaine mentionne l’égalité entre homo- et hétérosexuels tient beaucoup à l’obstination d’activistes LGBT anti-apartheid mais aussi au poids qu’a exercé Mandela sur son parti. Pour lui, si on est contre le racisme, on est aussi, forcément, contre le sexisme et l’homophobie. (...)
Alors qu’en France les juges ont eu très peur de se « substituer au législateur » (lire : prendre leurs responsabilités) et que ni les partis politiques ni les associations n’ont pas vraiment été à la hauteur, en Afrique-du-Sud, la pression des associations LGBT, des juges et de Nelson Mandela a permis au « miracle » d’avoir lieu.
L’histoire de l’égalité homos-hétéros en Afrique-du-Sud est exemplaire parce qu’elle s’est inscrite dans un cadre plus large, anti-colonial et anti-raciste. Alors que le reste de l’Afrique se vautre dans l’homophobie la plus violente, au nom d’un africanisme basé sur la haine du colonisateur européen (alors même que l’homophobie a paradoxalement été apportée par le colonisateur), Nelson Mandela a permis de lier, justement, homophobie, sexisme, racisme et antisémitisme. (...)
Pour comprendre la transformation de Mandela, je pense qu’il faut se remémorer la pyramide du développement de Maslow. Bien que régulièrement critiquée, en particulier pour son ethnocentrisme supposé et pour la place qu’il accorde au besoin de sexe, cette pyramide, vue de façon dynamique, permet de comprendre l’évolution des individus vers la réalisation de soi. Les différentes religions donnent chacune un nom différent à la réalisation de ces besoins, mais toutes recommandent, à leur façon, d’y répondre. Les saintetés chrétiennes ou musulmanes, proche de l’éveil bouddhiste, en sont un parfait exemple, et ce n’est pas pour rien si on parle de Mandela comme d’un saint laïque. (...)
Alors qu’il avait été enfermé par un système raciste, violent et injuste, que les agents de l’apartheid faisaient feu de tout bois pour le casser, que justement les autres étages de la pyramide n’étaient pas du tout assurés, Nelson Mandela est parvenu à la réalisation de soi. Coupé de sa famille, privé de liberté, menacé dans son intégrité physique, il a réussi à dépasser la haine raciste, le sexisme, l’homophobie ambiante et la haine des uns et des autres pour imaginer un pays post-raciste et démocratique, quand peu de gens y croyaient encore.
Ce n’est pas pour rien que beaucoup pensent que Mandela était un saint moderne : il a réussi à être/devenir/rester créatif, moral, tolérant et spontané alors que tout était organisé pour que, forcément, il sombre dans la haine.
Pourquoi si peu ?
Les articles n’ont pas manqué dans la presse du monde entier lorsque la mort de Mandela a été annoncée. Mais un seul article m’a vraiment frappé, celui de Paul Bril dans le Volkskrant : le culte de Mandela montre à quel point ce qui devrait être normal pour un leader politique ne l’est pas. Vu l’état d’avancement de nos sociétés, être créatif, moral, tolérant et spontané devrait être une obligation pour nos chefs d’État. Ce sont des qualités qu’on demande de façon standard aux enseignants, par exemple, et on ne peut pas dire qu’ils sont richement récompensés pour cela. Pourquoi ne devrait-on pas pouvoir exiger la même chose de nos dirigeants politiques, intellectuels et économiques ?
Elle est là, la vraie question soulevée par la vie de Mandela : si un homme emprisonné, humilié, laminé par une dictature raciste a pu accéder à la sainteté, tendre la main en tant qu’homme noir hétérosexuel aux Blancs, aux femmes et aux homos, comment cela se fait-il que nos élites, pourtant choyées depuis le berceau, n’ont pas pu dépasser les premiers étages de la pyramide des besoins de Maslow et ont eu tant de mal à imaginer l’égalité homos-hétéros, des moyens de lutter contre le racisme et le sexisme ? Pourquoi la seule personne qui a vraiment tenu tête aux élus homophobes lors du « débat » sur le mariage pour tous est-elle une femme noire, issue d’une famille nombreuse pauvre de Guyane et non pas ces hommes blancs hétérosexuels issus de l’élite parisienne, programmés à justement pouvoir atteindre plus facilement le haut de la pyramide de Maslow ?
La sainteté laïque de Mandela nous montre le problème principal auquel nos démocraties représentatives ont à faire face : notre système échoue à promouvoir des leaders vertueux et visionnaires. Et je ne parle pas seulement de politique : qui n’a pas connu ces chefs surpayés, arrogants, incompétents, intolérants et méchants ? La sainteté de Mandela souligne la méchanceté et la bêtise de nos élites, à beaucoup de niveaux. L’apartheid a accouché de Mandela, le pays des Lumières et des Droits de l’homme a donné Mitterrand, Chirac, Sarkozy, et bientôt Copé ou Valls. C’est pour cela que nous célébrons la mort de Nelson Mandela avec tant de tristesse : elle nous rappelle à quel point nous somme incapables, collectivement, d’avoir des personnages publics comme lui. (...)